De Dominique Ziegler / Une pièce créée en septembre 2017 au Théâtre Alchimic de Carouge / Extrait / Plus d’infos
ACTE I
Scène 2
Molière, Madeleine, Du Croisy.
MOLIÈRE (voyant Du Croisy arriver):
Ah ! Monsieur Du Croisy, vous voilà de retour.
Vous êtes le premier membre de notre troupe
A répondre présent. Et le reste du groupe ?
Diantre ! Où se trouve-t-il ? Nous devons répéter
Le nouveau canevas que je viens d’achever.
J’avais pourtant requis que l’on arrive à l’heure.
Vous savez qu’un retard au théâtre m’écœure.
DU CROISY:
Modérez vos transports, le groupe a ses raisons.
Sa tête vibre encor de tristes oraisons.
Un ami comédien du nom de Jean Le Brave
Est mort durant la nuit, d’une infection grave.
MOLIÈRE:
Mon Dieu, j’ignorais tout de la situation.
Que ne m’a-t-on transmis cette information ?
Je l’avais bien connu dans ma prime jeunesse Et aurais pu l’aider à calmer sa détresse.
DU CROISY:
Vous n’eussiez rien pu faire et le mal trop soudain
Le prit comme l’éclair frappe en un tour de main.
Et c’est là, qu’au premier, s’ajoute un second drame :
Au cours de l’agonie, un curé on réclame ;
Pendant que femme veille, on voit le fils courir
Au prieuré voisin, d’un prêtre s’enquérir ;
Mais le saint homme dort et se plaint qu’on le gêne ;
Derrière sa lucarne, il râle et morigène.
A force d’insister, gain de cause on obtient ;
Trop tard. Quand au logis, à la fin, on parvient,
Notre ami Jean Le Brave a quitté notre monde.
Autour du trépassé l’ambiance est moribonde ;
Les enfants, jusque-là fermes et courageux,
Laissent alors monter la tristesse à leurs yeux.
De l’épouse les pleurs emplissent l’atmosphère ;
Dans la chambre il fait gris et l’on sent la misère ;
Un voisin remué par tant d’émotions,
Exige du curé d’ultimes onctions.
Mais le prêtre, indolent, ne semble en avoir cure ;
Les cuisses se grattant sous sa robe de bure,
Il dit qu’il est trop tard pour donner sacrement
Et réclame cent sous pour le déplacement.
La veuve, médusée, obtempère, docile.
Notre homme, ainsi lesté, part, prétextant concile.
Enfin, par ses amis, Jean Le Brave est porté
Jusqu’au vieux cimetière, où, sans formalité,
On le met dans un trou, dans lequel, anonymes,
Reposent les voleurs et les fauteurs de crimes.
La famille, à genoux, tend ses mains vers le ciel…
MADELEINE:
Aucun prêtre n’a fait de sermon solennel ?
DU CROISY:
Le Brave est condamné à demeurer sous terre.
Il n’a fait pénitence avant qu’on ne l’enterre ;
Il n’a pu son métier renier avant sa mort.
L’anathème est le prix à payer pour ce tort.
Molière, qu’y a-t-il, vous devenez tout pâle ?
MADELEINE:
Jamais je ne vous vis cette blancheur spectrale.
Vous semblez affecté par ce compte-rendu ;
L’enjouement de tantôt a soudain disparu.
MOLIÈRE:
J’aimerais demeurer seul avec mes pensées,
Et de l’événement tirer leçons sensées.
Instruisez les acteurs sans explications,
Que j’annule, à l’instant, nos répétitions.
Nous nous retrouverons la semaine prochaine.
Je vous donne congé.
MADELEINE:
Est-ce une quarantaine ?
Vous me semblez soudain atteint d’un mal subtil.
Vous n’avez pas l’air bien, que vous arrive-t-il ?
MOLIÈRE:
Rien.
DU CROISY:
On ne dirait pas.
MOLIÈRE:
Quittez votre inquiétude.
Mon corps se porte bien, mais la nouvelle est rude.
Il vous faut maintenant au plus vite partir.
J’ai besoin d’être seul afin de réfléchir.
DU CROISY (à Madeleine):
Adieu. Veillez sur lui.
MADELEINE:
Je sens monter sa bile.
Il lui faut se calmer et demeurer tranquille.
Je m’occupe de tout. Au-revoir mon ami.
DU CROISY:
Que ferait-il sans vous ?
MOLIÈRE:
(Du Croisy s’en va.) Décampez Du Croisy !
Scène 3
Molière, Madeleine.
MOLIÈRE:
L’existence vouée à notre art dramatique ;
Le trépas camouflé dans la noirceur cryptique ;
L’au-delà confisqué par quelque sacristain ;
Voilà de tout acteur le terrible destin.
Les moralisateurs, les corbeaux hypocrites,
Peuvent jouer du verbe et de mines confites ;
Sous le couvert divin, ils sont libres de tout,
Peuvent tricher, voler, mentir jusqu’au dégoût,
Puis vouer les acteurs aux pires gémonies
Pour couvrir leurs forfaits d’habiles amnésies.
Dame ! Ma décision est tombée à l’instant :
Quitte à me voir traité d’infâme impénitent,
Je veux sur ces bandits faire ma prochaine œuvre,
Et de son nid douillet débusquer la couleuvre.
Bonimenteurs sournois, agiles faux prêcheurs,
Vous avez confisqué le ciel pour nos malheurs ;
Vous vous nous pointez du doigt comme boucs émissaires
Pour camoufler au mieux vos abjectes affaires.
Contre vos faussetés je brandis mon talent,
Et, d’un crayon tranchant, je frappe le serpent !
MADELEINE:
Vous faites preuve là de cécité, Molière.
Votre colère aveugle est piètre conseillère.
S’attaquer aux dévots, c’est frapper au plus haut,
Chez la mère du roi, qu’ils tiennent en étau ;
Plus la reine vieillit, plus leur pouvoir est dense.
Plus froids sont les prélats, et plus on les encense.
Désormais les puissants ne sont plus les marquis
Mais ces prédicateurs jaloux de leurs acquis.
Ils ne vous laisseront les tourner en bourrique ;
Leur vertu affichée a valeur politique.
MOLIÈRE:
Je ne redoute rien, protégé par le roi.
MADELEINE:
Vous risquez de subir un profond désarroi.
Le monarque est aussi d’extraction divine ;
Son pouvoir est empreint de céleste patine.
On se chargera bien de le lui rappeler.
MOLIÈRE:
Le vrai du fallacieux il saura démêler.
Maintenant, laissez-moi. Je veux aller écrire.
MADELEINE:
Alors, sur ce plateau, on voudra vous occire.
Pourquoi pour les ennuis cet ardent appétit ?
MOLIÈRE:
Un véritable auteur jamais ne s’aplatit.
Quel que soit votre avis, j’écrirai cette pièce ;
Jamais aucun projet ne m’a tant mis en liesse.
Nous nous retrouverons aux répétitions.
MADELEINE:
Mais écoutez au moins mes réprobations.
MOLIÈRE:
J’en ai trop entendu. Il faut que je travaille.
MADELEINE:
Il y a peu, je riais. A présent je tressaille.
MOLIÈRE:
Je vous propose alors de tressaillir ailleurs.
Je n’ai guère besoin de Madeleine en pleurs.
MADELEINE:
Vous faites montre là d’une galanterie…
MOLIÈRE:
La sortie est à droite après la galerie.
MADELEINE:
Ho!
(Elle sort, furieuse.)