Par Roberta Alberico
Une critique sur le spectacle:
Cold Blood / Cinématographie de Jaco Von Dormael / Chorégraphie de Michelle Anne De Mey / Texte de Thomas Gunzig / du 9 janvier au 3 février 2018 / Théâtre de Carouge / Plus d’infos
Après Kiss and Cry, Michelle Anne De Mey, Jaco Von Dormael et le collectif Kiss and Cry proposent un nouveau spectacle mêlant théâtre, performance, cinéma et nano-danse. La proposition peut paraître saugrenue : sept morts différentes sont racontées avec, pour actrices, une série de mains filmées en gros plan et rediffusées en direct sur un écran surplombant la scène. C’est avant tout la prouesse technique qui laisse bouche bée.
Au XVIIe siècle, l’écrivain et scientifique Fontenelle fait sienne l’idée selon laquelle, sur un plan métaphysique, le monde serait comparable à un théâtre. Tout comme la machinerie invisible derrière la scène « fait croire » aux spectateurs qu’un personnage vole, l’esprit humain s’ingénie à comprendre les forces qui actionnent le réel. Après avoir longtemps expliqué les éclairs par la volonté des dieux, les hommes ont découvert la chaîne causale presque mécanique à l’origine de ces phénomènes électriques. Sommes-nous pour autant désenchantés ? se demandait-il alors, avant de conclure avec optimisme que connaître la machinerie de la nature n’enlève rien à l’émerveillement que nous procure le spectacle du monde.
C’est justement dans l’incroyable machinerie illusionniste que réside tout l’intérêt du spectacle Cold Blood. Car les performeurs de ne cachent rien à leur public. Le dispositif est le même que pour leur précédente création Kiss and Cry : sur la scène s’active une équipe composée de réalisateurs, caméramens, nano-danseurs (seules leurs mains dansent) et éclairagistes alors que sur l’écran suspendu au-dessus de la scène apparaît le film, tourné en direct, dont les actrices sont les mains filmées en gros plan.
La performance est donc double : d’une part il y a le long-métrage qui fait œuvre à lui seul, et d’autre part, il y a l’activité technique et créative de l’équipe de réalisation, juste sous l’écran, prouesse performative. Ce making of est esthétisé : la composition spatiale et les jeux de lumières font de la scène un tournage-performance. Une camérawoman met en mouvement ses prises de vue avec l’allure d’une danseuse, pendant que les maquettes, les décors miniatures et les autres dispositifs filmiques (maquettes, caméras, rails) sortent d’une brume presque constante qui nous immerge dans le laboratoire d’un prestidigitateur.
Tous les performeurs sont en symbiose : lorsque l’un d’entre eux remue le bras, les mouvements des autres lui répondent comme sous l’effet d’une causalité mécanique. Au signal, tandis que l’un va remuer l’eau d’un bac (pour figurer des explosions flamboyantes à l’écran), l’autre commence à faire valser sensuellement ses doigts sur un poteau de pole-dance. Un langage presque secret s’élabore dans les gestes.
L’ingéniosité, qui ne peut qu’émerveiller, soutient un récit qui en lui-même laissera peut-être plus indifférent. Cold Blood raconte en voix off, à la deuxième personne du pluriel, sept récits structurellement identiques. Sept personnages meurent, pour des raisons plus ou moins burlesques, et sept fois aussi nous est montrée la dernière image qui les hante avant de disparaître. Le thème de l’ultime vision est astucieux puisqu’il offre à l’équipe de réalisation un terrain d’expérimentation visuelle fertile et qu’il permet d’accéder immédiatement, sur l’écran légèrement incurvé, aux images qui hantent les protagonistes. Ce qu’ils voient avant de mourir, nous le voyons directement.
Paradoxalement, l’iconographie du film, saturée de références cinématographiques américaines, à force de vouloir faire cinéma, échafaude finalement des visuels déjà vus sans vraiment en proposer de nouveaux. S’agissait-il, en reprenant les codes du cinéma dominant, de souligner l’omniprésence de l’illusion dans nos habitudes (télé)visuelles ? Peut-être. Aucune gradation ne semble en tout cas organiser les sept histoires et l’on ne saisit pas bien ce qui motive l’enchaînement des morts ni même si la pièce cherche à nous dire quelque chose, à rebours, de la vie ou de nous-mêmes. Par moment, le texte semble davantage constituer un prétexte qu’être en symbiose véritable avec le cinéma et la danse. On regrettera peut-être que ce récit adopte cette structure répétitive, qui ne surprend jamais.
En dépit de tout cela, Fontenelle avait raison : nous n’ignorons rien de la machinerie, nous savons pertinemment et voyons clairement que le trucage du réel fabrique l’image et pourtant, nous sommes immergés dans le spectacle, nos émotions sont intactes. Un joli tour de force, technique et esthétique.