Une critique sur le spectacle:
La nébuleuse du crabe / Par le groupe EW (Arnaud Gonnet et Martin Roehrich) / Théâtre de l’Usine / du 14 au 20 décembre 2017 / Plus d’infos
Au Théâtre de l’Usine, le groupe EW formule une performance qui se vit comme une expérience holistique. Avec un texte opaque mais lyrique, les gestes chorégraphiés des deux danseurs parviennent à suggérer un univers de correspondances invisibles. L’attention portée aux corps et à leurs mouvements dans l’espace évoque la pratique du rituel, vers l’ensorcellement du spectateur. L’expérience est sensorielle et englobante, mais elle est à prendre ou à laisser : sa force porte le risque de n’être pas entièrement saisie.
« Chaque nuit quand le ciel se remplit d’étoiles, les télescopes collectent leur lumière. Des astres jusqu’à nous, songe la jeune fille, la lumière s’engage dans un long périple. Le cliché de la Nébuleuse est l’empreinte d’un passé lointain. » Ce spectacle juxtapose quatre voix : deux d’entre elles personnalisent les astres – une nébuleuse et son aïeul, une supernova -, les autres évoquent deux enfants fascinés par l’univers stellaire, qui finiront piégés par cette passion, au centre d’une forêt incendiée par incident un soir d’observation des étoiles. La voix insiste sur les dangers de la forêt, et donne à s’imaginer un incendie trop prompt pour n’être que naturel. On se laisse supposer la présence possible de forces suprasensibles : peut-être existerait-t-il un rapport de correspondances occultes entre les niveaux céleste et terrestre, à même d’absorber les êtres ? Un peu comme dans « Melancholia » de Lars von Trier, on est tenté de l’établir, mais maladroitement ; car rien n’est transparent dans ce spectacle, c’est au spectateur d’édifier ses projections personnelles, de ménager sa propre scène intérieure.
On ne propose pas de place attribuée ni de siège aux spectateurs, aucun gradin n’est d’ailleurs visible. Partagé par deux acteurs en costumes étranges – ou plutôt des performers -, le plateau est un espace qui se compose de voiles blancs, modulables, propices à modifier la spatialité de la scène et à fragiliser conséquemment notre assurance quant à la position à adopter dans la salle (une métonymie de notre rapport à l’univers ?). Le centre est fait d’un parterre circulaire en plexiglas, qui rappelle une image plusieurs fois projetée sur les voiles : ce que l’on peut interpréter comme un « cliché de la nébuleuse », celui auquel aspire la jeune fille. Aux extrémités de la forme circulaire se trouvent des objets. Des mains (comme découpées de mannequins) attirent l’attention. Comme des reliques stratégiquement disposées, on les croirait utiles à maintenir un réseau d’énergies invisibles mais régulatrices.
Cela surtout parce que les performers, tour à tour, dansent longuement au centre du plexiglas. Les danses paraissent polarisées par la tonalité des lumières : la première est teintée de rouge, la seconde de bleu. Polarisées : comme une dualité en opposition, qui renverrait elle-même à des forces complémentaires mais contradictoires. Il est néanmoins épineux d’établir un système de représentations ou de références symboliques fixe. Là n’est d’ailleurs pas nécessairement l’intention. Si le spectacle a quelque chose de religieux, de cérémonial, il ne se construit pas sur une logique d’idolâtrie quelconque. Les danses évoquent plutôt quelque chose d’un chamanisme ou d’un panthéisme orienté vers les astres (cette interprétation découle de l’influence du texte sur l’activité scénique) : les mouvements constants des danseurs ont quelque chose d’incantatoire, d’ésotérique, s’accompagnent d’odeurs diffuses d’encens et de bruits mimétiques d’une ambiance sylvestre. Les acteurs tournent sur eux-mêmes, rappelant le mouvement d’une étoile. Les voix et les bruits s’évanouissent petit à petit au profit de la musique et de sa puissance rythmique, quasi tribale. Les deux danses principales sont comme deux rituels.
La première est impressionnante de précision. Comme en connexion avec la terre, vers un animisme, la chorégraphie est menée avec un redoutable équilibre malgré la souplesse contorsionniste des gestes. Le danseur bouge vite, il est sûr de lui, maintient son regard fixe : il semble savoir ce qu’il fait, et ne pas le faire gratuitement ; on croirait qu’il communique avec des spectres visibles par les seuls initiés. Car si ses gestes sont résistants à l’interprétation, ils sont précis, entre pesanteur et apesanteur, n’hésitent jamais. Le spectateur peut se laisser entrer dans l’expérience sensorielle (l’animalité « primitive » des mouvements) au prix de la renonciation à une interprétation intelligible fondée sur les modèles traditionnels de représentation. A ces modèles se substitue plutôt une forme d’hypnose : la danse semble ne pas finir et, tout en s’accélérant, finit par envoûter. Un système d’interprétation prend la place d’un précédent comme une nébuleuse prend la place d’une supernova en naissant d’elle.
Le second danseur porte un dispositif métallique qu’il pointe régulièrement vers les quatre pôles du plexiglas. Le corps est baigné de bleu, il est beaucoup plus calme que le premier. Il fait peut-être penser à une boussole : il semble capter lui aussi d’imperceptibles champs magnétiques.
Opaques, les danses font appel à la conscience physique du spectateur. On songe à Joseph Beuys et à sa volonté de réactiver la nudité élémentaire que le monde contemporain a contribué à enfouir en nous. Ou à Barnett Newman : « Ce n’est pas l’artiste moderne qui est primitif. C’est le premier homme qui était un artiste ». Comme si l’expression artistique était corrélative d’un dépouillement animal de ce que la modernité nous a appris, comme si l’énergie vitale attribuable au premier homme était le fondement et la raison de l’art.
A la fin, les acteurs se déplacent rapidement autour de la salle, se meuvent entre les voiles blancs en un jeu d’apparitions et de disparitions : ils semblent dire encore la présence et l’absence physique des réalités. Insister sur leur pluralité possible.
Mais une réserve demeure permise. Il est parfois difficile de se laisser emporter par le texte, parce que le spectateur est concentré sur l’immédiateté de la scène et de ses potentialités : on ne sait pas ce qui va se passer. C’est pourtant possiblement cela même qui en fait une expérience.
Aussi, le spectacle n’est pas facilement accessible. Il fait peut-être appel à un public familier des performances et du milieu. Au Théâtre de l’Usine, le groupe EW affirme sa liberté de création, ose l’expérimentation, semble tester son art et son public ; il se démarque dans le paysage culturel romand. Si le chamane est un guérisseur, la prestation peut endosser le rôle d’ouvrir l’espace des possibles. Une telle ouverture est saine. Et il faut, je le crois, insister toujours sur l’immense place laissée à l’interprétation personnelle : dans ce spectacle plus que jamais, il y a autant de sens qu’il y a de spectateurs.