Par Thomas Flahaut
Une critique sur le spectacle:
Guerrilla / Par la compagnie El Conde de Torrefiel / Théâtre de Vidy / du 8 au 9 décembre 2017 / Plus d’infos
En trois tableaux, le groupe El Conde de Torrefiel met en scène un chœur de jeunes gens qui, par de puissants effets de réel, devient un miroir de notre monde. Guerrila tente d’imaginer le devenir de nos sociétés afin, peut-être, d’en conjurer le sort tragique.
La création scénique contemporaine fait un usage très large de ce que Jean-Pierre Ryngaert nomme « graphies ». Dans Guerrilla, les surtitres ne sont plus seulement là pour traduire la parole des comédiens dans une langue comprise par les spectateurs. Ils font partie intégrante du dispositif scénique : au-dessus d’un groupe de figurants qui ne s’adressent pas au public, ils prennent en charge toute la dimension verbale (paroles et récits). Poursuivant ses recherches au croisement du théâtre, de la chorégraphie et des arts plastiques, questionnant notre époque, le groupe hispano-suisse El Conde de Torrefiel construit un spectacle en trois tableaux qui s’ancrent dans le présent : une conférence fictive du metteur en scène Romeo Castellucci dont on ne voit que le public nous faisant face, un cours de tai-chi, une rave party. Guerrilla est une pièce chorale. Elle l’est de deux manières, empruntant autant au chœur du théâtre grec qu’à la forme narrative chorale. Le texte projeté évoque un avenir proche qui avance peu à peu vers la guerre, une tragédie dans laquelle sont pris les membres de ce chœur que l’on voit exister face à nous. Cette communauté assemblée sur le plateau ressemble à la nôtre. Vêtements, attitudes, sont similaires. Chaque tableau provoque un puissant effet de réel qui tend à faire de la scène un miroir de notre monde. L’illusion n’est cependant pas gratuite. La communauté assemblée dans la salle en regarde une autre, semblable à elle et les questions que le chœur se pose en surtitre font écho aux préoccupations de notre présent, terrorisme, résurgence du fascisme, crise climatique et économique. Elles sont traversées par l’idéologie guerrière d’une époque qui ressemble à la nôtre, à quelques décalages près.
L’ancrage géographique et temporel de Guerrilla varie de représentation en représentation. Les récits de vie projetés en surtitres — ici celui, entre autres, d’un jeune Rwandais adopté par un couple de Suisses descendant de réfugiés espagnols, au début de la guerre civile,— changent au gré des figurants. Mais la fable, elle, ne varie pas. Les tableaux se déroulent deux ans après la représentation réelle — dans mon cas, la nuit du 8 au 9 décembre 2019. Les paroles et les pensées du chœur évoquent au-dessus de leurs corps mouvants les angoisses d’un Occident qui, après huit décennies d’une paix relative, commence à craindre l’avènement d’un nouveau conflit armé. Entre des fragments de vie, des discours venant du chœur, s’immisce une fable d’anticipation. Une troisième guerre mondiale, la guerre de 2023, est fantasmée. Cette guerre, un poète fictif nous dit, quelques années après la fin des combats, qu’elle n’était qu’une suite logique à la guerre de tous contre tous organisée par le système économique depuis la fin du vingtième siècle : « Lorsque les premières bombes tombèrent sur l’Europe, elles étaient désirées depuis longtemps. » Le réalisme des tableaux donne une force particulière à cette fable d’anticipation. Nous regardons des gens semblables à nous, dansant dans l’ignorance du fait qu’ils se trouvent à un point de bascule historique, à l’aube d’une nouvelle guerre mondiale. Et lorsque, brusquement, la musique techno de la rave s’arrête et que les lumières éclairent à nouveau la salle, un long silence retarde le début des applaudissements. Le temps d’absorber le choc. Une question se pose alors, légitimement sans doute : cette nouvelle guerre, est-elle inéluctable??