Par Roberta Alberico
Une critique sur le spectacle :
Le Direktør / D’après Lars von Trier (film) / Mise en scène d’Oscar Gómez Mata / Théâtre de Vidy / du 8 au 11 novembre 2017 / Plus d’infos
« How do you feel today? », « respire », « focus », « lâche prise », « enjoy life ». Des slogans typiques du management twittero-instagramesque défilent sur le flipchart d’une entreprise X au rythme d’un morceau deep-tech-house-electroclash. Lumières stroboscopiques : les employés se détendent, se contorsionnent, dansent frénétiquement, entourés d’un matériel de bureau minimal, blanc. Blanc surtout. Alors un personnage s’adresse au public : « Vous ne devez pas réfléchir, croyez-moi. C’est une comédie. »
Êtes-vous prêts à vous tordre les méninges, à faire des allers-retours délirants entre les niveaux de discours et les degrés de fictionnalité jusqu’à ce qu’absurde se fasse ? Le Direktør, spectacle d’Oscar Gomez Mata, est une reprise du film du même titre de Lars von Trier. Il met à l’épreuve tout spectateur qui se croit capable de se repérer dans une intrigue alambiquée.
Le spectacle repose sur un principe de narration fractale : l’intrigue est ficelée de sorte à ce que quiproquos, malentendus et mises en abyme puissent s’entrecroiser jusqu’à l’épuisement presque combinatoire des possibles. Ravn (Christian Geffroy Schlittler), le PDG d’une petite entreprise ne parvient pas, en dix ans, à annoncer aux employés qu’il en est le directeur car il est trop attaché à l’image que ces derniers pourraient avoir de lui lors de prises de décision désagréables.
C’est donc « le directeur de tout ça », depuis les États-Unis, terreau fertile aux grands directeurs, qui prend toutes les décisions impopulaires : licenciements, annulations des sorties d’entreprises, suppressions de primes, etc. Le management doux et participatif revient à Ravn, tandis que le management violent et sans pitié incombe à cet être imaginaire. Le problème surgit lorsque ce dernier doit s’incarner, au moment où Ravn veut vendre son entreprise et que l’acheteur potentiel désire rencontrer le « directeur de tout ça ». Le tourbillon mythomane dans lequel Ravn s’engouffre l’amène à embaucher un acteur, Kristoffer (David Gobet), qui lui permettrait de personnifier, en chair et en os, ce rôle qu’il refuse d’endosser.
Kristoffer est, dans la fiction, un acteur mégalomane toujours conscient de jouer sur une scène, dont nous, public réel, sommes les spectateurs. Il nous oublie rarement. Il nous regarde, nous charme, nous fait un clin d’œil… Ses poses sont toujours spectaculaires et à chacune de ses répliques, il semble attendre de nous des applaudissements ou des signes d’acquiescements, ce qui rend le personnage vaudevillesque et vraiment comique. Le double jeu est exprimé, expliqué et reformulé, mais jamais il ne lasse. Pour son jeu, Kristoffer applique les directives de Ravn obligé d’assumer le rôle d’un metteur en scène : il doit tantôt adopter la posture du chef strict et brutal, tantôt celle du manager silencieux qui laisse faire les employés jusqu’à ce qu’ils comprennent d’eux-mêmes leurs rôles. Les stratégies de management se confondent avec les instructions de jeu.
Pour l’acteur, la tâche se complique lorsqu’il comprend, en découvrant les mails que Ravn s’appliquait à écrire, que pendant ces dix dernières années, son personnage a été différent pour chacun des employés. Son identité fictionnelle doit alors devenir kaléidoscopique. Kristoffer en vient à oublier le principe fondamental qu’il répète pourtant à maintes reprises : la cohérence du personnage.
La manipulation et la démagogie se montrent le propre de l’acteur (et non seulement du directeur) qui module son caractère et ses postures selon l’effet qu’il désire produire sur son auditoire. Apparaît, par ce biais, une réflexion sur l’activité de l’acteur et sur le regard que la société porte sur lui : celui qui doit, à chaque fiction, être un autre.
Ces rôles polysémiques neutralisent tout manichéisme. Les spectateurs doivent simplement faire face à ces faux-semblants, à ces comportements stratégiques et à ces non-dits sans être en mesure de juger l’un ou l’autre personnage.
De cette absence de manichéisme émerge une insoutenable légèreté de l’être qui imbibe tous les protagonistes du spectacle d’un tragique indéniable. Nécessaire à la communication et à l’existence en société, le mensonge devient pathétiquement évident, il coule de source et chacun des spectateurs se sent concerné. Même si à un niveau moindre, nous identifions très bien cette démagogie propre à la vie en société qui brise notre identité en mille morceaux. Et quiconque s’est déjà fait passer pour quelque chose qu’il n’est pas tout à fait se souvient de ce sentiment de cataclysme imminent. Paranoïaque, il se sent dévoilé à tout instant. Dans Le Direktør, la comédie est détraquée à l’intérieur de la comédie, elle y est démontée pièce par pièce jusqu’à ce que sa substantifique moelle soit dénudée. Le comique par outrance détruit le comique et on finit par pleurer de rire. Lars von Trier le disait à propos de son film : « le but de la comédie n’est-il pas justement celui de la dévoiler ? ». La dévoiler, c’est prélever chacune de ses incohérences et les mettre en scène : le genre est fabriqué comme nos rôles en société. Le spectateur le sait donc : le happy end qu’il espère est impossible.
Car plus le spectacle avance, plus le rire est catastrophique face à un dénouement qui refuse sans cesse d’avoir lieu. Mais le rire est toujours entretenu même lorsque les personnages se montrent exténués, tout comme les spectateurs, de leurs propres jeux. Ravn, pris d’une crise de nerfs, s’adresse au public « J’en peux plus moi ! Théâtre ? Pas théâtre ? ». Et les choses empirent de plus en plus.
Les autres personnages semblent coincés dans un monde parallèle auquel nous avons parfois de la peine à accéder. Ils paraissent presque tous dénués d’un quelconque sens logique ou en pleine croisière stupéfiante. Pendant que Heidi (Camille Mermet) regarde fixement le mur, Nelle (Aurélien Patouillard) s’allonge sur le sol sans raison, Mette (Claire Deutsch) trotte comme un cheval de cirque et Lise (Valeria Bertolotto) se contorsionne avec une lubricité exagérée. Malgré leur invraisemblance, chacun d’entre eux a une logique incarnée dans un jeu (excellent) qui lui est propre. C’est peut-être ce qui fait la force des personnages d’Oscar Gómez Mata.
C’est donc une réflexion virtuose sur la liberté, la responsabilité et l’identité qui est proposée par Oscar Gómez Mata. Saluons la clarté qu’il a su donner à un propos complexe, démontrant une envie de s’adresser au plus grand nombre : les questions abordées, rarement laissées en suspens ou cachées, sont explicites sans jamais devenir lourdes. Mais aussi l’humilité des choix de mise en scène : pas question de leçon de morale, de mépriser ou de montrer du doigt. Nous rions et pensons avec la troupe Alakran.