Par Valmir Rexhepi
Une critique sur le spectacle:
L’Avare / De Molière / Mise en scène de Ludovic Lagarde / Théâtre de Vidy / du 22 novembre au 3 décembre 2017 / Plus d’infos
C’est dans un espace encombré de caisses et d’autres boites méthodiquement rangées, un hangar, que se joue L’Avare recontextualisé par Ludovic Lagarde. Faisant du rapport à l’argent la question centrale, la mise en scène remotive les relations entre les personnages mais aussi celles qui sont établies avec les spectateurs.
Le texte ne varie que peu par rapport à celui de Molière. La prose est tout juste modernisée, principalement pour l’emploi des temps verbaux. Harpagon veut épouser Marianne, aimée de son fils, Cléante. Celui-ci recherche toujours de l’argent, et découvre en son père l’usurier monstrueux. La valse des autres personnages suit son cours, avec l’amour secret d’Élise pour Valère, valet de son père Harpagon . À part la suppression du personnage d’Anselme, l’intrigue suit, dans un autre lieu et sous des habits actuels, le déroulement de celle de Molière et n’a rien, a priori, qui étonne. On se délecte des quiproquos qui jalonnent la pièce, comme celui des aveux de Valère, qui pense son amour pour Élise découvert, alors que c’est le vol de sa cassette qu’Harpagon cherche à lui faire confesser ; on s’esclaffe des contorsions burlesques d’Harpagon à l’évocation d’un prêt que sollicite Frosine.
Mais – on s’en rend compte peu à peu – la mise en scène de Lagarde adopte un point de vue particulier : Harpagon, plus que tout, aime l’argent, et c’est principalement autour de ce point que tourne, ici, l’ensemble de l’action. Ainsi, à mesure que le jeu avance, on voit se réduire la problématique des unions et des amours (Harpagon et Marianne ; Cléante et Marianne ; Élise et Valère). La suppression du personnage d’Anselme va dans ce sens : vieillard promis à Élise par son père et qui se trouve être le père de Valère et Marianne, il venait, chez Molière, consacrer dans le dernier acte l’union des deux couples de jeunes amoureux.
L’avarice du personnage principal, d’abord comique, devient ici maladive, comme une démence. « Au voleur ! Au voleur ! À l’assassin ! Au meurtrier ! Justice, juste Ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent ». La réplique d’Harpagon prend, chez Lagarde, une dimension matricielle : l’argent est au nœud de toutes les intrigues, déterminant les relations entre les personnages, allant jusqu’à redéfinir la notion d’amour. Il faut pouvoir tirer quelques « biens » de la personne aimée : une dot, certes, mais aussi quelque chose qui tient dans la réification de la personne, de sa marchandisation. Dans le contexte amoureux, le terme de « bien » est, aussi bien chez Harpagon que chez Cléante, accompagné d’un mouvement sexuel explicite. Plus largement, le fait que l’action se déroule dans un hangar, lieu de l’accumulation des biens matériels, éclaire les personnages d’une façon singulière : ils sont tous mus par une logique quasi commerciale. Il s’agit de se vendre, d’acheter l’autre, de capitaliser sur un possible amour.
Dans un moment surprenant, couvert de boue, sale, Harpagon hurle, nous menace d’un fusil lorsque les lumières se font sur la salle. Nous sommes tous suspects du vol, personnages et public au même niveau, comme si tout d’un coup ce n’était plus tout à fait pour jouer. Nous participons de la question, du vol, du rapport à l’argent ; notre rire devient jaune. Harpagon retrouve sa cassette – ici un congélateur ; l’espace s’est vidé de toutes ses caisses et de tous ses personnages ; il ne reste plus que l’avare dansant dans ce congélateur. C’est sur la boue qui le recouvre que colle l’or.