Par Basile Seppey
Une critique sur le spectacle:
Semelle au vent / Cie Jusqu’à m’y fondre / Texte de Mali Van Valenberg / Mise en scène d’Olivier Werner / Théâtre Les Halles à Sierre / du 11 au 15 octobre 2017/ Plus d’infos
« Semelle au vent », estampillé « dès 7 ans », ne présuppose aucune limite d’âge supérieure chez ses spectateurs : un spectacle dépourvu de date de péremption.
L’histoire qui a inspiré la fable du spectacle est jolie. Il s’agit d’un conte d’Hans Christian Andersen intitulé Le Compagnon de route. Au début, le père de Johannes meurt. Son fils l’enterre, le pleure et se désespère. Mais il le retrouve très vite, au gré d’un songe, et apprend que sa fiancée l’attend. Commence alors un voyage extraordinaire au cours duquel, cotoyant des oiseaux magiques, des sorciers, des vieilles et des marionnettes, le jeune homme apprendra la vie.
Les contes permettent de jouer sur la profondeur, de concilier plusieurs niveaux de lectures, de satisfaire ainsi plusieurs publics. On perçoit souvent la récurrence d’un même canevas dans ces histoires très différentes mais où saillent, comme l’avait montré Vladimir Propp dans Morphologie du conte, toujours les mêmes coutures, comme si le modèle, au cours d’une sélection « naturelle », était parvenu, parce que plus efficace, à se faire sa place. Le Compagnon de route est construit sur ce modèle. J’y retrouve aussi une narration dense sans être trop complexe, un langage un peu rond, simple et propice à la métaphore… et surtout quelques souvenirs du temps où on me faisait la lecture.
Et si le conte est joli, son adaptation éblouit par la subtilité avec laquelle elle s’empare du matériau de base, par la facilité avec laquelle elle traite des thématiques aussi complexes que l’amour et la mort. Le texte de Mali Van Valenberg restitue tant le mouvement insouciant qu’une profonde réflexion. Au sein d’un important travail de réécriture, de mise en drame, certaines libertés surprennent par leur audace : ainsi le soleil devient un personnage « musical » qui, en interprétant sur scène un blues sur sa peine, la constance de son labeur, rythme la temporalité de l’histoire sur un mode comique.
Le texte de l’auteure – comédienne sierroise est un bijou d’espièglerie qui rend aussi bien la candeur des mots enfantins qu’il dit la douleur. Il emprunte à la comptine son rythme, ses rimes, tout en participant d’une étrange poésie : les répliques sont composées d’expressions figées qui peuplent notre langue. Mais Mali Van Valenberg ne s’est pas contentée de les organiser pour en faire les discours des personnages, elle s’est amusée à les dévoyer, à les faire s’entrechoquer pour que leur absurdité surgisse : « Est-ce que les œufs brouillés peuvent se réconcilier ? Sur quel arbre pousse le fruit du hasard ? ».
C’est avec la même malice que l’auteure et le metteur en scène se jouent des conventions théâtrales : le jeu s’arrête volontiers pour laisser la narration prendre le relai. Ainsi tous les personnages assument à tour de rôle un bout de cette narration, l’accélérant ou la ralentissant selon leur bon plaisir, usant avec humour de l’ellipse ou de la pause explicative.
Le décor se déploie de manière astucieuse. Il est constitué principalement de quatre pans de tissus translucides qui peuvent monter ou s’abaisser de manière irrégulière, formant au besoin un édifice, lorsque tous les pans sont montés régulièrement, ou les montagnes environnantes lorsque le tissu est tiré à des hauteurs variées. Sur ces parois sont alors projetés des couleurs, des paysages. Elles sont aussi mobilisées lors des transitions, permettent la mise en place de quelques accessoires, une pierre, une croix, des moutons, et offrent des tableaux visuels d’une grande force évocatrice, notamment avec une série de surimpressions de portraits et de paysages montagneux. Il y avait là quelque chose de naïf et de léger, quelque mélange de rudesse et de psychédélisme.
Semelle au vent étonne par sa désinvolture et sa maturité, par sa fraîcheur mutine. C’est une adaptation qui a su garder du geste original sa légèreté et sa profondeur, qui, à l’instar du texte d’Andersen, s’adresse à toutes et à tous.
Il ne s’agit pas seulement d’écouter une histoire pour petits et grands, mais de la voir, de la sentir, de devenir les témoins privilégiés des aventures de Johannes. La richesse de la pièce réside peut-être dans l’adresse avec laquelle elle jongle entre monstration et narration, racontant ce qui doit l’être et montrant ce qu’il faut pour créer l’illusion.
Les « demi-masques » utilisés pour les différents personnages, joués parfois par les mêmes acteurs, pourraient symboliser cet effet d’opaque et de piquant, de lointaine proximité que l’on éprouve à la lecture d’un conte, d’une histoire qui nous fait croire aux princesses et aux dragons. Comme un funambule, la Cie Jusqu’à m’y fondre saute et virevolte, entre le conte et le théâtre, en parfait équilibre entre deux gestes, entre deux âges.