Transforme-t-on Shakespeare?

Par Pierre-Paul Bianchi

Une critique sur le spectacle :
Roméo et Juliette / De William Shakespeare / Mise en scène d’Omar Porras / TKM / du 19 septembre au 8 octobre 2017 / Plus d’infos

© MARIO DEL CURTO

Au TKM, Omar Porras déplace le trop connu Roméo et Juliette vers le Japon. Après s’y être lui-même rendu, s’y être emparé de la langue, de certains codes visuels et culturels, il revient à Malley, en Suisse. L’aller-retour physique et artistique est bouclé – de l’Europe à l’Asie et inversement – et nous place devant un inévitable questionnement identitaire : quel peut être un Shakespeare trois fois traduit, une Vérone peuplée de samouraïs ?

Un tel déplacement multiplie les identités. D’emblée se déploie sur scène un décor fait d’un arc incurvé en bois clair, qui suggère un temple shintoïste devant lequel les acteurs, couronnés de chapeaux pointus, récitent le prologue. Le voile est levé : le texte – que l’on peut encore avoir en tête, d’une mémoire collective ou, devrions-nous dire, culturelle – est bien en japonais. Omar Porras – à quelques adaptations près, pour confirmer la règle – fait le choix de la fidélité du texte à sa version originale, que l’on trouve sur-titrant (en français, nous sommes à Lausanne !) le japonais. Ce langage est fait de sonorités et de rythmes que l’on connaît mal. On perçoit une interpénétration entre les cultures et leurs identités. Shakespeare est éminemment européen. Pour la durée du spectacle, il est oriental. Il n’y a pas néanmoins d’univocité absolue ; Juliette, Roméo, Pâris, leurs familles : tous sont porteurs de cette démultiplication culturelle, comme le montre pragmatiquement le choix de faire apparaître sur scène des acteurs francophones, en face de la troupe du SPAC (Shizuoka Performing Arts Center). Les scènes incluent des jeux d’ombres japonais, des masques, des coupes de cheveux expressives rappelant les mangas et… un prêtre en soutane et un costume moliéresque.

Revenons sur la genèse d’un tel projet. La création de ce Roméo et Juliette date d’abord de 2012, sur sol nippon. L’univers oriental est donc d’abord monté en Orient, et nous sommes en droit de nous demander si l’effet y fut le même, malgré l’évolution du spectacle entre 2012 et 2017.

Revenons sur la faculté de la pièce à résister à ces déplacements d’abord, et sur les effets de ce joyeux travestissement. Les deux aspects sont liés : soit qu’ils suggèrent un sens du potentiel universel du théâtre, soit qu’ils trahissent au contraire sa faculté à muter. Mais vers quoi tend cette mutation, et à quel coût ?

Il se trouve que ce spectacle fait beaucoup rire et tend à guider l’hésitation entre le tragique et le comique du côté du second. Le rythme et les intonations du japonais sont expressifs, et souvent accentués sur scène. Pas seulement : le fondement même de cette version de Shakespeare est propice à l’amusement. Les acteurs japonais reprennent parfois les paroles énoncées en français, et inversement. C’est là que se glissent quelques plaisanteries explicites fondées sur la rencontre des cultures, comme lorsque Roméo ajoute au texte un commentaire sur la beauté de la langue française, qu’il « ne comprend pas, mais pourrait écouter toute la nuit ». Ailleurs, les « servantes » se lancent dans des chorégraphies énergiques avec leur balais. Il y a des rires dans la salle, et des mimiques surjouées du côté des acteurs : l’histoire de Roméo et Juliette est ici, à n’en pas douter, ludique.

Il reste que ce spectacle en forme de jeu convoque un univers japonais frôlant pour le spectateur occidental le cliché : les représentations mentales sollicitées pour l’érection d’un monde, inconnu concrètement il est vrai, semblent  puisées dans l’univers du spectacle, du cinéma ou des mangas – par le biais de quelque Tom Cruise échappé en Orient. On pourrait s’en contenter, sur le mode d’un divertissement assumé. Mais lorsque les acteurs, la musique et les lumières, en un immédiat survol de quelques siècles, se retrouvent à suggérer le karaoké, on est un peu troublé. On peut ressentir, dans cette pluralité d’évocations japonisantes, un quelque chose d’un brin trop hétéroclite, trop indécis. Souvent, on cède pourtant à l’atmosphère juvénile de la salle et on rit à nouveau. Il est ludique, le Japon des samouraïs et des karaokés, il est celui qu’on « connaît », mais pas, précisément, d’une manière claudelienne. Il y a dans ce spectacle d’Omar Porras de la féérie importée du Japon.

Beaucoup de couleurs, dans les lumières, sur les costumes, dans la gaité du public. Ce déplacement, presque travestissement, est efficace : il transpose Roméo et Juliette dans un univers joyeux et rafraîchissant. Le texte de Shakespeare, alors, se montre apte à la mutation. Dans le même temps, il conserve sa crédibilité. La dernière scène, au cours de laquelle le texte est tu et seulement donné à voir, fait la preuve de la validité « interculturelle » des émotions d’amour véhiculées par ce mythe littéraire. Sur une musique en mineur, qui rappelle le spectateur à la tragédie de ce couple, les acteurs se meuvent une dernière fois avec une élégance et une maîtrise corporelle dansante sous une pluie de fleurs rouges. La tragédie continue d’exister, sous une forme douce, qui vient clore les rires avec émotion, et laisse le spectateur définitivement touché, mais avec légèreté.
En sortant, on s’interroge encore timidement sur le dessein, sur la raison de ce déplacement. On ne sait plus très bien sur quel pied on aurait dû danser.