Par Lucien Zuchuat
Une critique sur le spectacle :
Erratiques / De Wolfram Höll / Mise en scène d’Armand Deladoëy / Le Poche / du 16 octobre au 5 novembre 2017 / Plus d’infos
Dans une quête hallucinée et musicale, Wolfram Höll, jeune surdoué de la dramaturgie germanophone, rappelle par bribes une enfance berlinoise à la croisée de l’Est et de l’Ouest, des rêves de lumière et de la rudesse du béton. Au POCHE (GE), sous la direction satinée d’Armand Deladoëy, le texte se murmure dans la pénombre. Et c’est bouleversant.
Vous avez dit « sloop » ? C’est la spécialité de la maison : un assemblage de deux, trois, quatre pièces, jouées seules ou par paire au gré des soirs, partageant le même décor, échangeant leurs comédien(ne)s, se répondant par la thématique ou la forme. Le programme, ainsi, se module à loisir, l’affiche change sans cesse et les textes se font écho, se mêlent, se répondent selon une alchimie complexe et toujours renouvelée. Le seul inconditionnel étant que la spectatrice (puisque tout est féminisé cette saison dans la communication du POCHE) n’en sorte pas indifférente, qu’elle opère ce mouvement de recul, essentiel à l’art, auquel elle est doucement invitée. Et ça marche, on vous assure.
Dans ce quatrième sloop, intitulé « murmures », que propose le POCHE depuis que Mathieu Bertholet en a pris la direction en 2015, il revient à quatre monologues d’évoquer, avec force douceur, l’exil, la chute, les vertiges. Si le texte est roi tout au long du parcours, la thématique se nuance à l’infini: on a vu d’abord la frénésie des sommets rendue dans une poignante « conférence intime » (Les voies sauvages de Régis Duqué), puis le désespoir face à la violence d’un monde, le nôtre, dans lequel tout se marchande (rendue par la poésie sonore et électrique de Philippe Malone dans Krach) et, enfin, le frisson d’une rencontre inédite, presque sauvage tant elle était tissée de vérité brute (Votre regard de Cédric Bonfils).
Au loin, les envoûtants murmures de l’enfance
Dans ce délicat paysage de l’intime, Erratiques progresse sur un mode mineur, comme une quête intérieure, secrète, s’inventant sur les bégaiements du souvenir. Car si le verbe de Wolfrahm Höll (dont les trois œuvres, tout juste traduites en français, paraîtront cette semaine à l’Arche) est aussi dense, qu’il imprime un rythme si particulier empruntant à la comptine, douce et rassurante musique de nos premiers jours, qu’il évolue de manière décousue dans un labyrinthe d’images, de flashs, c’est aussi qu’il se veut récit de l’enfance, raconté depuis l’enfance.
L’histoire qu’on évoque ici est toute simple, mais rien n’est arrêté, rien n’est éclairé de manière frontale dans ce texte-fleuve aux innombrables points de fuite : entre trois énormes rochers qu’un glacier a charriés il y a bien longtemps, pas si loin de la ville, on a construit un quartier-cité, quatre blocs de béton. C’est là, au « premier-deuxième », que se trouve le père, devant son « émetteur-récepteur », sa « boîte noire avec mille voix dedans », passant ses journées à rabibocher de vieilles pellicules de film qu’il projette, la nuit venue, sur les blocs voisins. On les devine alors sans peine, l’enfant, le frère, le père, émerveillés devant leur propre image, devenus géants de lumière sous la noirceur du ciel, chaloupant, dans une superposition grossière qui ne semble duper personne, avec « elle ». Elle, la grande absente de cette masculine triade. Elle, dont le nom n’est jamais prononcé, mais dont le souvenir est encore assez brûlant pour dévorer les journées du père et raviver, le temps d’un soir, le rêve projeté d’une union paisible et invaincue.
47 minutes chrono d’immersion
On pouvait craindre que la magie subtile du texte de Höll ne résiste pas à un double procédé de traduction (vers le français puis vers la scène). Il n’en est rien. L’allemand est rendu par le verbe impeccable de Laurent Mulheisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française, qui rapporte avec finesse et précision à la fois l’imaginaire des cités délaissées et la poésie insigne du texte, ses variantes rythmiques envoûtantes (« si silencieuse, si silencieuse »), la naïveté propre à la narration du tout jeune garçon.
Et la scène, de son côté, s’en empare avec une intense retenue. Car c’est le parti du minimalisme, des microvariations à l’ampleur infinie, de la vibrante sous-enchère que prennent Armand Deladoëy et ses trois comédiens. La scène, une manière de rampe dont les courbes gris-or s’éploient en longueur, n’offre rien à la vue que trois gros cailloux de papier mâché – les fameux « erratiques », seule concession physique à un imaginaire avant tout verbal (la majeure partie du spectacle étant en effet lue texte en main).
Pour le reste, la mécanique relève de la plus pure simplicité : l’un des trois comédiens (Fred Jacot-Guillermod), replié dans un coin derrière sa partition, assume une narration frénétique que rythme la danse ondoyante de ses doigts de souris : voici l’enfant. L’autre (Cédric Djédjé) endosse la partition de l’immobilisme, de la force boudeuse, la violence d’une présence en retrait : voici le frère. Et le troisième (Cédric Juliens) d’assurer la partition du père, avec ses mouvements empruntés de géant dans une maison de poupée, sa voix rassurante et la puissance bienveillante de son sourire. Plongés dans la pénombre, plus trismégistes que nécromanciens, ils transforment l’or du monologue de Höll en broderie de sens, d’images fortes et sombres qui évoquent toute la gravité de l’enfance, ses urgences et ses drames.
Seule la bande-son, les riches improvisations de Vincent Hänni qui drapent énergiquement le texte de bout en bout dans un hypnotique tango, peut parfois sembler redondante, voire même étouffante, les rythmes confinant par moment à l’anxiogène.
Mais c’est un détail. Car la houle inarrêtée des mots, la musique magistrale du poème servie par un jeu sensible et habité, emporte dès l’abord. A-t-on même cligné des yeux durant ces 47 minutes chrono d’immersion totale ? Transies, bouleversées, d’avoir saisi dans la pénombre la difficulté de se défaire de ces roches erratiques qui nous habitent toutes, on se dit que la magie tient sans doute du ressouvenir : les drames de cet enfant, ses deuils inassouvis, sont aussi ceux de notre enfance à nous.