Erratiques

Erratiques

De Wolfram Höll / Mise en scène d’Armand Deladoëy / Le Poche / du 16 octobre au 5 novembre 2017 / Critiques par Pierre-Paul Bianchi et Lucien Zuchuat.


Mémoires meubles

20 octobre 2017

© Samuel Rubio

Au Poche de Genève, Erratiques évoque les limites de l’image et du langage face à la mémoire, qui glisse avant qu’on n’ait pu la saisir.  Le texte de Wolfram Höll, dans la mise en scène d’Armand Deladoëy, raconte comment c’est d’être un enfant face à de grands bouleversements. Il en résulte  une « force tranquille » qui, tout en dépouillement, plonge le spectateur dans une introspection.

Il y a sur scène, vers le milieu du spectacle, un homme couché. Il ressemble à un adulte, interprète un enfant. Il construit avec lenteur un petit décor à même le sol, qui se compose – on s’en aperçoit tardivement – de l’esquisse fine d’un immeuble carré, de la silhouette juvénile d’un personnage en carton, d’un arbre et d’une voiture. Devant ce petit décor aligné, aux pieds du public, il y a une légère source de lumière rouge, qui en projette l’ombre sur le mur ; pendant un instant, la mise en scène fait image. Le spectateur s’émerveille éventuellement, plus sûrement doute : la projection est de l’ordre de la suggestion plutôt que de l’explicite. Il y règne quelque chose d’instable, d’onirique. Car les traits demeurent flous, l’échelle est fausse, et l’homme sur scène, qui se tient entre le décor et le mur du fond, en empêche souvent même la possibilité : son ombre se démarque sur fond rouge, fait de l’ombre à l’image. Et puis celle-ci est comme un film photographique au soleil, qui s’évanouit dans trop de lumière. Le plateau est rapidement submergé par une clarté nouvelle. Les formes visibles trahissent leur caractère passager, instable par nature, disparaissent.

Le public devra s’en contenter. Pour le reste, l’image passe par le langage. C’est au spectateur de visualiser sur l’espace quasiment vierge de la scène les mots et les morts d’un enfant, et il faut imaginer des paroles nées d’un récit morcelé. L’histoire de tous et de soi.

Il reste trois ans de vie au mur gris de Berlin lorsque Wolfram Höll naît en 1986 à Leipzig. Sur scène, en 2017, c’est un enfant qui parle d’une époque confuse, qui raconte, ou plutôt suggère, comment c’est de vivre en Allemagne à la fin des années 1980, au début des années 1990. L’opacité de ses souvenirs ne se laisse pas clarifier. L’enfant tente d’échafauder – il ne saurait faire plus – une mémoire, celle de tous, à l’orée d’un grand bouleversement et à sa suite. Sa mémoire, c’est aussi celle d’avant la fin de la communication, d’avant la perte. L’enfant est fissuré, son discours aussi. Il est orphelin ou presque. Sa mère fait figure d’absente, son père est là, mais ne communique pas. Il lui reste un frère. Au Poche, le narrateur est dans une niche sur le côté de la scène, il ne fait pas corps sur le plateau avec son père et son frère, qu’incarnent les deux autres acteurs. Il parle du dehors, établit la distance, suppose déjà l’absence, le manque.

Le texte rappelle le Faulkner de The sound and the fury : le monde est filtré par la conscience d’un enfant qui souffre déjà de ne pas tout comprendre. Qui se sent aliéné trop tôt dans la vie : on lui dit « Tu n’habites pas ici / tes parents ne t’ont pas et / ne t’ont jamais eu tu / n’existes pas. ». Le texte se fait le reflet de cette conscience disparate et traumatique. On est face à cela : la lutte du souvenir contre la mort. L’enfant évoque timidement l’isolement du père qui tente de réparer un Super 8, en découpe et réarrange les films, pour projeter l’image de sa mère absente ; on ne verra pas sur scène ce film.

Il n’est pas facile de verbaliser la perte. La diction le rappelle, qui est lente et confuse, qui bégaye, fragmente la syntaxe des phrases au fil du flux de pensée de l’enfant. Ces découpages de la langue symbolisent le besoin de marquer un temps, devant l’hésitation à se souvenir. Parfois, elles marquent l’incapacité à dire, comme lorsque le narrateur bloque sur les mots « elle apparaît », avant de passer à autre chose sans avoir explicité l’apparition. La voix est véhiculée par un émetteur-récepteur grésillant qui fait aussi figure de musicien : les bruits parasites servent de fond sonore à la pièce et suggèrent précisément un écran importun entre l’émetteur et le récepteur, entre le narrateur et le public ; on oserait même imaginer, entre le narrateur et lui-même. Sa voix est potentiellement toujours déjà aliénée, à l’image de ses souvenirs brouillés et fissurés. On n’est pas sûr qu’il soit lui-même en mesure d’accuser réception de ses propres mots. Qui reçoit ses messages ? Je, tu, nous. Lui, le père, le frère, le public, ou personne ? La gestion sonore du spectacle concorde avec le contenu textuel. Mais nous voilà encore face à un morcellement : la langue comme l’image peinent à faire un sens définitif et sûr. Mais on y croit.

La mise en scène d’Armand Deladoëy est minimale, dépouillée, clinique. Elle s’efforce de dire beaucoup sans rien, et cela fonctionne. Le plateau n’a guère plus de deux mètres de profondeur, laisse le spectateur oppressé – il n’y a pas de ligne d’horizon, pas de profondeur. Il ne s’y trouve que trois petits blocs gris. On se souviendra pourtant de l’effet troublant provoqué par la brillance du matériau employé pour recouvrir le sol et l’arrière-fond, qui fait muer l’atmosphère au gré des lumières. Obsessionnellement les mots « ombre, lumière, ombre, lumière » reviennent. La teinte grise de la scène est néanmoins la première à frapper. C’est au public de construire sur cette surface les images fissurées échappées du langage. « Je vais / à la maison. […] La maison / est un bloc d’habitation » dit lentement l’enfant. On s’attache aux mots et on imagine que sur scène, le gris pourrait être la façade de béton. On ne cesse pourtant de douter de soi, rien n’est jamais explicite. Le dépouillement est industriel : il n’y pas là de luxe ni d’abondance. Il s’y trouve simplement la même lenteur, la même aphasie que dans les sentiments et les évocations de l’enfant. L’image est forte quand le père traverse au ralenti la scène, presque collé au mur – presque dépossédé de sa corporalité et pourtant précis dans ses gestes – et croise sur son chemin, sans le regarder, son fils qui vient en sens inverse, éloigné du mur et beaucoup moins mécanique dans sa démarche. Il n’y pas de dialogue. Il y a l’incapacité visuelle et textuelle de la rencontre. Comment reconstruire seul la mémoire des absents, lorsqu’on est isolé au cœur de nos proches ? C’est peut-être ce que raconte ce spectacle.

A Genève, la rencontre entre Wolfram Höll et Armand Deladoëy produit une symphonie poignante qui fait sens vers une cacophonie. Le titre cristallisait déjà cette instabilité et ces manques de repères qui suivent les bouleversements individuels et collectifs.

20 octobre 2017


Plongée dans les eaux troubles de l’enfance

20 octobre 2017

© Samuel Rubio

Dans une quête hallucinée et musicale, Wolfram Höll, jeune surdoué de la dramaturgie germanophone, rappelle par bribes une enfance berlinoise à la croisée de l’Est et de l’Ouest, des rêves de lumière et de la rudesse du béton. Au POCHE (GE), sous la direction satinée d’Armand Deladoëy, le texte se murmure dans la pénombre. Et c’est bouleversant.

Vous avez dit « sloop » ? C’est la spécialité de la maison : un assemblage de deux, trois, quatre pièces, jouées seules ou par paire au gré des soirs, partageant le même décor, échangeant leurs comédien(ne)s, se répondant par la thématique ou la forme. Le programme, ainsi, se module à loisir, l’affiche change sans cesse et les textes se font écho, se mêlent, se répondent selon une alchimie complexe et toujours renouvelée. Le seul inconditionnel étant que la spectatrice (puisque tout est féminisé cette saison dans la communication du POCHE) n’en sorte pas indifférente, qu’elle opère ce mouvement de recul, essentiel à l’art, auquel elle est doucement invitée. Et ça marche, on vous assure.

Dans ce quatrième sloop, intitulé « murmures », que propose le POCHE depuis que Mathieu Bertholet en a pris la direction en 2015, il revient à quatre monologues d’évoquer, avec force douceur, l’exil, la chute, les vertiges. Si le texte est roi tout au long du parcours, la thématique se nuance à l’infini: on a vu d’abord la frénésie des sommets rendue dans une poignante « conférence intime » (Les voies sauvages de Régis Duqué), puis le désespoir face à la violence d’un monde, le nôtre, dans lequel tout se marchande (rendue par la poésie sonore et électrique de Philippe Malone dans Krach) et, enfin, le frisson d’une rencontre inédite, presque sauvage tant elle était tissée de vérité brute (Votre regard de Cédric Bonfils).

Au loin, les envoûtants murmures de l’enfance

Dans ce délicat paysage de l’intime, Erratiques progresse sur un mode mineur, comme une quête intérieure, secrète, s’inventant sur les bégaiements du souvenir. Car si le verbe de Wolfrahm Höll (dont les trois œuvres, tout juste traduites en français, paraîtront cette semaine à l’Arche) est aussi dense, qu’il imprime un rythme si particulier empruntant à la comptine, douce et rassurante musique de nos premiers jours, qu’il évolue de manière décousue dans un labyrinthe d’images, de flashs, c’est aussi qu’il se veut récit de l’enfance, raconté depuis l’enfance.

L’histoire qu’on évoque ici est toute simple, mais rien n’est arrêté, rien n’est éclairé de manière frontale dans ce texte-fleuve aux innombrables points de fuite : entre trois énormes rochers qu’un glacier a charriés il y a bien longtemps, pas si loin de la ville, on a construit un quartier-cité, quatre blocs de béton. C’est là, au « premier-deuxième », que se trouve le père, devant son « émetteur-récepteur », sa « boîte noire avec mille voix dedans », passant ses journées à rabibocher de vieilles pellicules de film qu’il projette, la nuit venue, sur les blocs voisins. On les devine alors sans peine, l’enfant, le frère, le père, émerveillés devant leur propre image, devenus géants de lumière sous la noirceur du ciel, chaloupant, dans une superposition grossière qui ne semble duper personne, avec « elle ». Elle, la grande absente de cette masculine triade. Elle, dont le nom n’est jamais prononcé, mais dont le souvenir est encore assez brûlant pour dévorer les journées du père et raviver, le temps d’un soir, le rêve projeté d’une union paisible et invaincue.

47 minutes chrono d’immersion

On pouvait craindre que la magie subtile du texte de Höll ne résiste pas à un double procédé de traduction (vers le français puis vers la scène). Il n’en est rien. L’allemand est rendu par le verbe impeccable de Laurent Mulheisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française, qui rapporte avec finesse et précision à la fois l’imaginaire des cités délaissées et la poésie insigne du texte, ses variantes rythmiques envoûtantes (« si silencieuse, si silencieuse »), la naïveté propre à la narration du tout jeune garçon.

Et la scène, de son côté, s’en empare avec une intense retenue. Car c’est le parti du minimalisme, des microvariations à l’ampleur infinie, de la vibrante sous-enchère que prennent Armand Deladoëy et ses trois comédiens. La scène, une manière de rampe dont les courbes gris-or s’éploient en longueur, n’offre rien à la vue que trois gros cailloux de papier mâché – les fameux « erratiques », seule concession physique à un imaginaire avant tout verbal (la majeure partie du spectacle étant en effet lue texte en main).

Pour le reste, la mécanique relève de la plus pure simplicité : l’un des trois comédiens (Fred Jacot-Guillermod), replié dans un coin derrière sa partition, assume une narration frénétique que rythme la danse ondoyante de ses doigts de souris : voici l’enfant. L’autre (Cédric Djédjé) endosse la partition de l’immobilisme, de la force boudeuse, la violence d’une présence en retrait : voici le frère. Et le troisième (Cédric Juliens) d’assurer la partition du père, avec ses mouvements empruntés de géant dans une maison de poupée, sa voix rassurante et la puissance bienveillante de son sourire. Plongés dans la pénombre, plus trismégistes que nécromanciens, ils transforment l’or du monologue de Höll en broderie de sens, d’images fortes et sombres qui évoquent toute la gravité de l’enfance, ses urgences et ses drames.

Seule la bande-son, les riches improvisations de Vincent Hänni qui drapent énergiquement le texte de bout en bout dans un hypnotique tango, peut parfois sembler redondante, voire même étouffante, les rythmes confinant par moment à l’anxiogène.

Mais c’est un détail. Car la houle inarrêtée des mots, la musique magistrale du poème servie par un jeu sensible et habité, emporte dès l’abord. A-t-on même cligné des yeux durant ces 47 minutes chrono d’immersion totale ? Transies, bouleversées, d’avoir saisi dans la pénombre la difficulté de se défaire de ces roches erratiques qui nous habitent toutes, on se dit que la magie tient sans doute du ressouvenir : les drames de cet enfant, ses deuils inassouvis, sont aussi ceux de notre enfance à nous.

20 octobre 2017


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