Amants d’un autre monde

Par Laure Salathé

Une critique sur le spectacle :
Roméo et Juliette / De William Shakespeare / Mise en scène d’Omar Porras / TKM / du 19 septembre au 8 octobre 2017 / Plus d’infos

© MARIO DEL CURTO

Une Juliette naïve, courageuse et affectueuse, un Roméo fidèle, quoiqu’impulsif et prêt à tout par amour, une nourrice comiquement outrée, un Frère Laurent bon, doux et généreux, des parents intransigeants et la fable de l’amour interdit ; on connaît les personnages de Shakespeare et le mythe qui traverse les générations. Pourtant, Omar Porras parvient à donner à cette pièce, revisitée encore et encore, un souffle nouveau, rempli d’énergie, de douceur et d’humour.

C’est au Japon que nous emmène cette version de Roméo et Juliette. Le décor, les accessoires et les costumes – pour la plupart – véhiculent un certain regard sur cette culture orientale, un imaginaire des kimonos, des samouraïs ou des mangas – regard clairement adapté aux attentes des spectateurs européens, mais rafraîchissant lorsqu’il est appliqué à une pièce de Shakespeare. La représentation évoque, voire imite, par moments, le Kabuki, notamment à travers le décor et le maquillage des comédiens. La pratique japonaise se mêle de manière simple et fluide, presque évidente, à la tradition occidentale (Pâris, par exemple, affiche un costume et une énonciation moliéresques). L’interprétation fait de la pièce un véritable patchwork d’éléments qui, curieusement, se joignent élégamment les uns aux autres.

C’est, tout d’abord, une rencontre entre les cultures, dans la fusion des deux troupes japonaise et suisse. Le tragique et le comique se rencontrent aussi, s’entremêlent, se disputent incessamment le rôle principal. Les plaisanteries fusent, dans le texte et dans la mise en scène, et pourtant il émane une certaine douceur, une grâce affligée, en particulier dans les scènes entre les deux amants. Les sonorités japonaises, auxquelles nous ne sommes pas habitués et dont les comédiens jouent à coup d’exagérations et de cris imprévisibles, le travestissement de plusieurs acteurs de sexe masculin en personnages féminins et leur jeu grotesque, le tempérament colérique risible de Capulet, sont autant  d’éléments qui font rire les spectateurs. En contrepartie, la trame principale, celle de l’amour, conserve sa qualité tragique, et atteint son apogée dans une dernière scène dépourvue de toute parole.

L’hétérogénéité du spectacle apparaît également dans les divers moyens par lesquels se transmet la fable : outre les dialogues  (avec de nombreuses coupes par rapport au texte de Shakespeare), de nombreux procédés visuels sont mobilisés : jeux d’ombre et de lumière, décors mobiles, chorégraphies… À tout cela s’ajoute un univers auditif très travaillé, dans des jeux sur la sonorité de la langue japonaise, l’énonciation comique, la musique et le chant, qui se substituent parfois aux dialogues. Cet empilement de procédés est, par moments, redondant. Cependant, la sensation de confusion qu’ils produisent contribue à l’impression de fraîcheur et de renouvellement de cette interprétation du mythe.

Car, paradoxalement, cette mécanique fait également preuve de beaucoup de fluidité. Les différents tableaux se suivent et s’enchaînent de manière très naturelle, notamment grâce aux décors simples et mobiles qui évitent les noirs entre deux scènes ; le jeu est constamment rythmé de mouvements, de danses ou de combats ; les nombreuses coupes éliminent notamment la plupart des monologues, laissant  ainsi au spectacle seul le soin de transmettre l’intrigue. Ce parti-pris pourra décevoir les puristes du dialogue shakespearien ; cependant, il permet précisément une sorte d’épuration, qui ne conserve que le nécessaire.

Des langues française et japonaise aux instruments auditifs et visuels, d’un humour presque omniprésent à des moments de douceur absolue, Omar Porras parvient, le temps d’un spectacle, à nous transporter – et pas uniquement au Japon.