Les Hauts de Hurlevent
De Emily Brontë / Mise en scène Camille Giacobino / Cie Opus Luna Cie / Théâtre du Grütli / du 25 avril au 14 mai 2017 / Critique par Nadia Hachemi.
25 avril 2017
Par Nadia Hachemi
Passion et vengeance
Les fantômes de Heathcliff et Catherine, couple maudit des Hauts de Hurlevent, hantent en ce moment le théâtre du Grütli. Invoqué avec talent par Camille Giacobino, leur drame se rejoue sous nos yeux dans une mise en scène qui actualise le roman d’Emily Brontë tout en demeurant fidèle à son esprit.
Dans le fracas d’un accident de voiture, nous voici transportés dans le XIXe siècle à l’atmosphère gothique qui sert de cadre au célèbre roman d’Emily Brontë. Un tapis occupe tout le côté cour, séparant la scène en deux espaces : l’un, domestique, meublé d’une table, un piano et une baignoire, l’autre, côté jardin, désolé, jonché de terre, vide, mis à part la voiture qui gît dans un coin au fond. Cette terre, dans laquelle viendront se vautrer des personnages pris de folie, symbolise la sauvagerie de la passion et des caractères. Cette séparation visuelle marque aussi l’opposition entre Thrushcross Grange, riche demeure des calmes et distingués Lintons, et les Hauts de Hurlevent, terreau des personnages les plus émouvants et inquiétants du roman et de leur amour passionnel.
L’introduction dans le drame, par le biais de l’accident de voiture, de cette immigrée du futur est aussi ingénieuse que productive. Elle reproduit la structure discursive de la narration que met en œuvre le roman. Celui-ci se présente en effet comme un récit de Nelly, la domestique qui a élevé puis servi Catherine et Heathcliff, adressé au nouveau locataire de Thrushcross Grange. La pièce substitue à l’outsider géographique du roman une outsider temporelle. Cette voyageuse dans le monde de la fiction se verra appelée à entrer dans la peau de certains personnages en endossant leur rôle. Symbole du lecteur et du spectateur qui pénètrent dans l’histoire et animent ses habitants en s’identifiant à eux? A coup de craie, la narratrice trace pour les spectateurs l’arbre généalogique des deux familles au fil des naissances et des morts : « attention, il faut bien suivre, là, parce qu’après ça devient très compliqué ». Le récit de Nelly, qui reprend entre les dialogues de longs fragments du roman, serre de près l’intrigue originale. L’amour réciproque de Heathcliff, l’enfant trouvé, et Catherine, la belle et sauvage fille de son bienfaiteur Earnshaw, les brimades de Hindley, frère ainé de Catherine, qui reléguera Heathcliff au rang de domestique : tous les fils de l’intrigue sont convoqués et déroulés avec finesse et clarté.
Le jeu des acteurs, très expressif, souligne la force des mouvements d’une passion qui bascule dans la folie. Le long corps fin de Clémence Mermet (Catherine) se contorsionne et se désarticule à mesure que l’esprit du personnage se désagrège et sombre dans l’instabilité. Le rire cruel de Raphaël Vachoux (Heathcliff) suscite un véritable sentiment d’inquiétude. L’atmosphère sombre du roman trouve son expression dans les corps et les voix. Les acteurs crient, courent, se débattent, tout est en mouvement. Seul le ton du récit de Nelly module par moment la noirceur du roman en se faisant ironique. Jouant avec le caractère emphatique du roman, la mise en scène souligne ainsi ce que certains passages peuvent avoir de comiques dans leurs excès aux yeux d’un spectateur moderne.
Dans la seconde partie de la pièce, le nouvel agencement de l’espace scénique reflète l’ascension de Heathcliff qui, assoiffé de vengeance, étend sa domination sur la descendance de ses victimes: du tapis qui structurait l’espace scénique et symbolique du récit il ne reste plus rien, la terre a envahi tout l’espace. Alors que dans cette partie du roman les personnages sombrent dans la décadence et le désespoir, broyés par la logique implacable de cette vengeance qui prend la forme de la fatalité, la pièce poursuit ici davantage la ligne comique qu’elle avait tracée en pointillé durant la première partie.
Camille Giacobino relève brillamment les défis que pose l’adaptation à la scène d’un roman aussi complexe. La mise en scène parvient à ravir les admirateurs du roman qui se plairont à voir s’animer ses personnages, et à en reconnaître le texte sans pourtant perdre en chemin les spectateurs peu familiers avec l’univers d’Emily Brontë. Les âmes errantes de Heathcliff et Catherine, ressuscitées, n’ont pas fini de nous émouvoir.
25 avril 2017
Par Nadia Hachemi