La Ligne
Direction artistique de Jean-Baptiste Roybon / Production de la Compagnie Kokodyniack / Théâtre Saint-Gervais / du 9 au 20 mai 2017 / Critique par Margot Prod’hom et Laure-Elie Hoegen.
Émergence d’un « nous » genevois
15 mai 2017
Par Margot Prod’hom
Aller à la rencontre des êtres humains pour faire émerger l’Humain, c’est le pari de la Compagnie Kokodyniack. Sur un plateau mis à nu, les investigateurs de La Ligne restituent fidèlement les récits et témoignages individuels qu’ils ont récoltés le long d’un parcours tracé à la règle à travers Genève, du Salève au Jura. Jean-Baptiste Roybon, le directeur artistique, en allant à la rencontre de l’autre, fait survenir quelque chose comme une essence, comme un lien qui unit les habitants d’une ville, montrant ainsi que le tout est plus que la somme des parties. Genève, c’est avant tout une communauté humaine.
C’est une salle noyée dans le brouillard et un plateau totalement dénudé qui accueillent les spectateurs et les premiers entretiens, restitués dans le respect de leur oralité. Les trois comédiens, partis rencontrer les habitants de Genève, enchaînent en les incarnant les histoires de vies, les anecdotes, les souvenirs, les confessions, les confusions. Hormis quelques déplacements, le spectacle est tout entier parole. Plusieurs rangées de sièges, à l’avant, et à l’arrière des gradins, sont condamnées. Tout est fait pour que l’atmosphère soit à l’intimité.
« Euh… Bah… En fait, donc, voilà, quoi. » Derrière les bégaiements, une diversité et une richesse apparaissent, créées par l’assemblage des récits particuliers. Si les témoignages ne disent rien directement de Genève, ils attestent néanmoins du fait que ce sont ses habitants qui font de cette ville ce qu’elle est et la rendent vivante. Le plateau redonne corps et parole à ce qui fait la singularité de toute communauté : les vies humaines qui la constituent. La volonté qui a guidé la forme du spectacle était de coller au discours original des personnes rencontrées sur la Ligne. Celle-ci permet d’amener sur scène une voix populaire, la voix de tout un chacun, ces voix que l’on n’entend jamais.. Elle nous conduit également à certains moments, reconnaissons-le, à être abasourdis par la pauvreté générale du niveau de langue des gens interrogés.
Jean-Baptiste Roybon le dit dans le spectacle : « Albert Jacquard affirmait que l’humain a raté l’événement de la rencontre. » Pour remédier à ce constat, c’est sur la rencontre – celle des investigateurs avec les personnes interrogées, celle des spectateurs avec les retranscriptions orales des entretiens, et celle du théâtre – que le projet du spectacle est construit, que la création s’opère et que l’identité de Genève émerge de la multiplicité, sur le plateau, comme un phénomène éminemment humain. L’amour, l’amitié, la vie, la mort, le travail, les vacances, les choix, les doutes, les surprises, les déceptions, l’Autre, les rencontres et les au-revoirs. C’est ça l’Humain, et c’est ça Genève !
Cette pièce nous rappelle que c’est du multiple que peut émerger le semblable, de la diversité que survient l’unité, et que la parole permet de rendre compte de l’universel, de témoigner de l’humanité. Nonobstant l’émotion indéniable que confère son contenu, il faut admettre que la forme du spectacle dessert quelque peu la visée du projet artistique, c’est-à-dire le désir de construire, sur scène, l’identité et l’unité de Genève comme la co-habitation d’une multitude de vies différentes avec lesquelles les comédiens ont fait connaissance: faire émerger le commun à partir du particulier. La longueur du spectacle et la quantité des histoires finissent par entraver la possibilité de s’immerger dans chacune d’entre elles : l’attention du spectateur faiblit au rythme des récits. L’accumulation des voix noie le singulier dans la masse.
15 mai 2017
Par Margot Prod’hom
Personne(s) au bout de la ligne
15 mai 2017
La rencontre entre le projet artistique et le public fut salutaire… ou plutôt : les rencontres furent salutaires ! Seize personnes, en approchant La Ligne, ont parlé de leurs traversées de vie et histoires personnelles. Comme si le mouvement fluide de leur quotidien avait été tout à coup percuté et qu’il fallait laisser une trace de ce heurt. Ici, au théâtre, on ne raccroche pas la ligne.
Au détour d’une rue, un fil
Prenons un peu de hauteur ! Vous avez certainement déjà croisé les funambules des grands parcs verts en équilibre d’un arbre à l’autre sur leurs slacklines ? Oui, on peut bien franchir 25 ou 50 mètres, mais 90 km sur un ruban de satin rouge ? Le projet est simple et genevois : rejoindre un point A situé au bas du Salève jusqu’à un point B fixé, proche du CERN, en suivant le glacier qui s’étendait, avant, sur les plaines de Plainpalais et alentours, selon ce que nous rapporte un glaciologue au début et à la fin de la pièce. Après tout, il n’y a pas que les marathoniens qui méritent leur ruban, mais aussi les habitants aux différents parcours de vie.
Le ruban s’expose devant une boulangerie, un skatepark ou une organisation internationale. Il défie les lois de l’intérieur et de l’extérieur, un peu à la manière d’une bohème artistique à la Jodorowsky, compose de nouveaux paysages et donne ainsi à la ville une tournure poétique. Allez donc jeter un coup d’œil à l’exposition de photos du 27 avril au 28 mai, sur la place du Théâtre.
Les rumeurs anthropiques
L’enterrement épique d’un motard ? Un voyage de noces avec un représentant de la loi ? Ou l’ado contraint de rentrer à 22h un samedi soir ? La parole polyphonique se déploie sur scène et les comédiens, à tour de rôle, épousent de multiples identités face au public et font de leurs spectateurs leurs partenaires directs de dialogue. On aime cet amalgame de mimiques et de mots qui nous rappelle pourquoi on se retrouve avec tant de plaisir au marché, à la foire, voire au comptoir, pour s’écouter parler, sans distinction de genres ni de castes sociales.
Au détour d’une rue, un lien
Pas moins de huit cent pages aux récits interminables – la vie se déroulerait-elle comme sur un fil ? – sont ici condensées, distillées pour livrer seulement quelques bribes de trajectoires humaines au spectateur. L’enchaînement des récits nous entraîne par sa cadence. Il s’essouffle parfois, faute de ne pouvoir s’accrocher à des éléments substantiels, notamment à un décor. En effet, la scénographie épurée peut désarçonner. Et pourtant, c’est dans cet espace au premier abord vide que la bataille contre l’éphémère se livre. Ce pont entre les événements les plus disparates tisse un lien indéfectible et perpétue des récits voués sans cela à disparaître au terme de chaque vie.
N’hésitez pas à préférer le premier rang aux rangs des timides. Si d’aventure, vous répondez par mégarde à la réplique d’un comédien, ne vous en faites pas : c’est que vous êtes au bout de la ligne…
15 mai 2017