Entre carte blanche et carte d’identité

Par Laure-Elie Hoegen

Chekhov’s First Play / D’après Platonov d’Anton Tchekhov / Par la compagnie Dead Centre / Théâtre de Vidy / Du 17 au 20 mai 2017 / Plus d’infos

© Vidy

Le Dead Center revisite Tchekhov à la manière d’un jus multi-vitaminé et il y a de quoi enchanter chaque palais ! La génération Y est portée aux nues avec un spectacle qui se passe tout près de vos oreilles, dans des casques audio, où s’égrènent les commentaires suivis du metteur en scène sur le spectacle – ce qui amusera également les fines bouches de la méta-théâtralité… Les amateurs des chamboulements sur scène, quant à eux, seront tout aussi repus et la faim des enthousiastes de beaux textes sera rassasiée dès les premières répliques. Chacun en sortira requinqué !

Anna Petrovna s’étend, se vautre sur une longue table, prête à accueillir des convives. Il y a du vin, des canapés moelleux dans les coins de la pièce, la lumière est douce. De hautes façades semblent sortir du parquet et Anna Petrovna s’interroge sur son rôle dans tout ce décor. Elle s’adresse à ses hôtes – qui doivent encore arriver : à quoi servons-nous ? Après tout, le metteur en scène, Ben Kidd, l’avait annoncé avant l’ouverture du rideau rouge : chez Tchekhov, les riches s’ennuient et ne savent pas pourquoi. Ben Kidd livre au public des éléments anecdotiques : une des habitudes de Tchekhov, nous dit-il par exemple, est de mentionner un pistolet dans chacune de ses pièces. On découvre alors avec amusement qu’il y a un pistolet sur scène, quelque part au milieu d’une société russe lassée par le vain divertissement de ces soirées mondaines. Puis viennent également Ivan Ivanovitch Triletski, un colonel désormais à la retraite, et Sophie Égorovna Voïntseva, mariée à Sergueï Voïntsev. Le commentateur s’étonne de la longueur des noms russes qui nous sont susurrés, tantôt dans l’oreille gauche, tantôt dans l’oreille droite. Le micro fonctionne parfaitement, on continue.

Les invités au manoir jactent et brassent de l’air en attendant l’arrivée de Platonov, comme si tout gravitait autour de lui, et que sans lui, vraiment, rien ne ferait sens. Étonnamment, malgré tout ce vide, la densité de ce spectacle est indéniable : on perçoit chaque respiration, gémissement ou petit commentaire soufflé en aparté grâce au casque audio, comme si le commentateur était une sorte de père protecteur, assis au bord de notre lit, en train de conter cette histoire. Le metteur en scène a-t-il voulu faire une allusion directe au titre original de la pièce Platonov ou le Fait social de ne pas avoir de père ? On a en effet l’impression que chacun des personnages erre dans la société sans but défini : le père aurait-il manqué à son devoir d’orientation dans le monde ? C’est en effet grâce aux remarques du commentateur, par ailleurs inlassable, que chaque spectateur a un accès privilégié aux pensées des personnages et à leur monde intérieur, ou plutôt à celui que le metteur en scène leur prête. C’est en tout cas l’effet déclenché par les casques audio !

Et puis, ce que les autres générations que la génération Y n’avaient peut-être pas discerné à ce point dans les lieux publics en dehors des théâtres, se produit : une bulle se constitue où rien n’entre de l’extérieur. C’est un tête-à-tête avec ce qu’on écoute, c’est un moment de grâce qui n’appartient qu’à nous. Ici cependant, une centaine de spectateurs partagent ce moment de façon simultanée et cela crée un sentiment collectif inoubliable, au-delà de chaque sphère individuelle marquée par des gloussements et de courts bavardages qu’on laisse échapper plus facilement que d’habitude, puisque l’on se croit seul avec Anna Petrovna et ses acolytes. Les deux jeunes artistes Bush Moukarzel et Ben Kidd mixent non seulement la musique en fond sonore mais réunissent aussi les générations autour de la technologie.

Le rythme de la pièce est parfaitement mesuré et on l’apprécie : l’ambiance tourne petit à petit au vinaigre, les femmes s’affrontent autour de leurs amours déchues, les hôtes s’agitent autour de la politique et passent du gaélique au russe en grattant quelques notes sur la guitare. Et puis tous se remettent d’aplomb lorsque Platonov – un heureux élu du public à la veste rouge – se retrouve enfin parmi les invités. Il devient le porte-parole des déceptions et l’espoir des conquêtes à venir de ceux pour lesquels la vie n’a plus vraiment de couleurs. Platonov, d’un air nonchalant, est mené de çà et là, grâce à une oreillette qui le guide. Il passe d’une main à l’autre, devient l’interlocuteur d’une chanson, puis l’ancien amant de Sophie Voïntseva et le partenaire d’une danse chorégraphiée sur le beat de Moderat.  Ce dispositif dramaturgique met en lumière l’échec de sa propre volonté dans son rapport au monde extérieur. Platonov semble incapable de faire face aux projections des convives et, plus généralement, incapable de penser et d’agir seul, comme les autres personnages d’ailleurs, qui l’attendaient vainement. Et là, comme pour apporter du piment à cette masse humaine paresseuse, la technique passe soudain au premier plan. C’est comme si l’on avait donné carte blanche à l’équipe pour les sons, les lumières et les costumes. Une énorme boule de feu fracasse les façades, les lumières rutilent, les comédiens vrillent, on veut s’époumoner avec eux,  le tout est d’ailleurs soutenu par une musique entraînante qui se déchaîne dans nos oreilles. Le commentateur s’est enfin tu et nous laisse entendre des bruits de circulation et d’électro berlinoise. Anna et ses hôtes semblent quitter leur XIXe siècle et, dotés d’une volonté écrasée par le monde de la technique, ils deviennent nos contemporains.

Tout à coup, bien qu’embarqués dans ce déchaînement des éléments à l’intensité plutôt rare sur une scène, on remarque que Platonov semble perdu parmi ces personnalités devenues en un tour de main très inquiétantes. À la manière d’un monde fantastique en rupture nette, le masque du personnage tombe. Au début de la pièce, le commentateur abordait de façon pédagogique le thème de l’identité dans la pièce de Tchekhov, et celui de la propriété. A présent, les comédiens se défont de leurs costumes, comme si une main extérieure pelait leur identité première, celle qu’ils voulaient bien jusque-là montrer au public. Ici, on perd tout jusqu’à sa propre peau. Les costumes reposent sur des chaises, Planotov n’aimera plus Sophie et elle en prend conscience ; Alexandra, l’épouse de Platonov, avorte dans un violent spasme au milieu des verres encore remplis.

Cet habile renversement laisse sans voix. De quoi est donc constituée l’identité des personnages ? N’y-a-t-il, dans le monde que Tchekhov nous propose, que du toc, des billets et des beaux mots ? Le Dead Center ne choisit pas la voie de la tragédie, mais professe bien une renaissance des personnages et relègue au placard le désespoir avec lequel chacun ici s’était habillé. Cette quintessence du comédien mis à nu mène le spectateur à une réflexion sur le devoir d’être vrai, dépouillé de tout :  apparats et coiffures ostentatoires, mais aussi nos propres identités de personnages et de comédiens. Lorsque les marqueurs sociaux, tels des écailles de plastique, tombent petit à petit sur le sol et que Platonov nous confronte enfin au réel.