Après le Déluge
De Aurélia Lüscher, Bastien Semenzato, Céline Nidegger, Guillaume Cayet / Cie Superprod / Théâtre de l’Usine / du 11 au 17 mai 2017 / Critiques par Artemisia Romano et Margot Prod’hom.
Le pouvoir de l’abstention ?
15 mai 2017
Par Artemisia Romano
Une catastrophe a eu lieu, le monde est en rupture : qu’adviendra-t-il ensuite, un instant à saisir pour expérimenter de nouveaux possibles autour du vivre ensemble ? A, B et C se retrouvent tous trois confinés dans un espace exigu. Mais ils ne sont pas totalement seuls : le public est là pour décider de leur sort.
Des sirènes alarmantes retentissent. L’individu A, empli d’angoisse, surgit dans un abri à la forme sphérique. La lumière néon, d’un blanc immaculé, témoigne d’une ambiance apocalyptique. Puis l’individu B déboule à son tour, ils se rencontrent tous deux affolés. Enfin, l’individu C les rejoint: «pas de panique, il s’agit juste d’un exercice !». Ces trois terriens qui ne se connaissaient pas doivent penser leur survie, ensemble. Bien que commune aux trois, cette mise en quarantaine imposée met à l’épreuve la notion de solidarité lorsque l’individualisme pointe le bout de son nez. Mais le public y est aussi pour quelque chose. Nous participons par le vote aux décisions qui jetteront la trame de leur destin et devenons nous aussi pleinement acteurs. Nous avons le pouvoir de décider lequel de A, B ou C aura le droit ou non de porter une combinaison protectrice des contaminations extérieures, nous partageons leur espace, déclenchons ou non une crise de claustrophobie à C, choisissons lequel doit sortir de l’abri pour réparer une fuite au risque d’être contaminé, et plus encore nous avons le pouvoir de trancher lequel devra mourir alors que l’oxygène ne suffit plus pour trois. L’atmosphère est lourde et presque suffocante. Le public y met un terme en votant pour décider lequel des deux derniers survivants boira la potion empoisonnée délivrant ainsi l’heureux élu, le grand gagnant.
Un interlude vient rompre cette ambiance angoissante et futuriste lorsque les lumières de la salle se rallument et que C passe le chapeau en proposant avec le sourire une verrée à la sortie. A et B, en retrait, sont confus suite à leur élimination. Mais les trois individus sont vite rappelés à l’ordre par des alarmes lorsqu’un nouveau déluge est annoncé: un mur à la frontière de la Turquie est érigé, l’Europe est une suprématie blanche, un conflit explose entre les internationalistes et les patriotes, du feu, partout du feu. C’est un sentiment de déjà-vu : les mêmes gestes, les mêmes dialogues, les mêmes objets des votes avec pour variation les résultats qui modifient quelque peu la trame de l’histoire. La tension monte et le jeu s’accélère. Une voix nous signifie qu’il existe un bouton « stop » dans le coin : le public a une nouvelle carte en main, la possibilité d’arrêter le spectacle à tout moment. C’est à nouveau C qui ressort gagnant, triomphant. Le public vote à nouveau: poursuivre le spectacle ou l’arrêter ? Le spectacle se terminera ici.
On ressort troublés: quelle a été notre responsabilité quant à la fin de cette histoire ? Les objets des votes constituaient à chaque fois une forme d’impasse, un choix parmi deux propositions excluant forcément l’un ou l’autre des candidats, A, B et/ou C étant tous trois à notre merci. Le pouvoir d’action par le vote, qui conduit à laisser finalement deux des trois individus sur la touche, nous aurait-il paradoxalement rendus passifs, irresponsables ? La forme dite démocratique dans laquelle le public s’est exprimé semble atteindre ses limites.
« Nos vies ne rentrent pas dans leurs urnes. Nous le savons. Mais dans leur démocratie occidentale, l’abstention est une abstraction. L’abstention et le vote blanc ne sont pas pris.e.s. en compte. Nous avons décidé de travailler contre. Contre la démocratie mais à l’intérieur d’elle. ». Qu’aurait donc produit, ici, l’abstention? N’aurait-elle pas permis de s’échapper de propositions inconvenantes et ainsi de n’être ni complices ni acteurs de ce scénario? Par le processus de vote, participons-nous à l’absence de véritables propositions qui renouvelleraient le vivre ensemble ? Après le déluge questionne le conformisme, le suivisme, le pouvoir d’action mais aussi de résignation. La prétendue démocratie, de par sa forme, devrait donner à l’abstention un poids égal au vote.
La Cie Superprod propose donc un dispositif ouvert en donnant du poids aux spectateurs, qui forment des individualités mais aussi une collectivité, un corps. Le spectateur ne jouant pas si souvent un rôle majeur en tant que réel acteur (et les spectateurs en tant que collectif), cette voie expérimentale se révèle ici une tâche difficile. La réserve du public est-elle due à une faille du dispositif scénique qui nous est proposé, ou est-elle cette difficile prise de conscience politique que le dispositif souhaite justement révéler ? On serait presque tenté d’y retourner afin de s’emparer de cet acte abstentionniste qui semble pouvoir – et que l’on aurait voulu ! – voir émerger…
15 mai 2017
Par Artemisia Romano
Semer la confusion
15 mai 2017
Par Margot Prod’hom
C’est dans un dispositif technique original et compliqué que se déroule Après le déluge. Cette pièce, co-écrite par Aurélia Lüscher, Céline Nidegger, Bastien Semenzato et Guillaume Cayet déploie un univers dystopique et apocalyptique dont on ignore tout. La seule chose dont on est sûr, c’est qu’il faut voter. Mais on ne sait même pas pourquoi on vote. D’ailleurs nos votes ne semblent pas avoir d’impact sur le scénario puisque tout est prévu pour nous montrer que nos décisions ne changeront rien. Alors pourquoi voter ? On en vient à se demander quel est l’objectif. L’objectif est-il de mettre en exergue la futilité de ce geste? Mystère. En sortant de la salle, une question demeure : quelle peut-bien être l’intention artistique ?
Dôme carcéral. Couloir de décompression. Salle des commandes. Ecran où défilent les marches à suivre et les différents votes. Passages de niveaux. Acoustique métallique et criarde. Ambiance futuriste, mécanique et glaciale. Le dispositif scénique est complexe et suggère une situation à mi-chemin entre un film de science fiction et une expérience de Milgram. Le régisseur tape les consignes de vote en direct et les projette sur l’écran. Il comptabilise les voix et communique des messages aux comédiens dans le dôme à travers un micro.
L’aspect dystopique est créé par le dispositif technique mais, en réalité, on ne sait rien de la situation. Il semble qu’il y ait eu une catastrophe, pourtant C arrive en disant qu’elle a oublié sa confiture de cerises sur le feu. Bel et agréable univers ravagé par une catastrophe que celui où l’on peut faire de la confiture chez soi. Manifestement, le cœur de l’attention artistique ne réside pas non plus dans la construction d’un univers cohérent.
Après cinquante minutes de spectacle, lorsque le régisseur annonce qu’on recommence le jeu, un spectateur se lève pour aller appuyer sur le bouton « STOP ». S’il est indubitable que l’ensemble du public aurait aimé faire de même – étant donné l’affalement des spectateurs les uns sur les autres, les bâillements, les soupirs, les regards sur les voisins, les mouvements de jambes, etc. – personne, à part lui, n’a osé. Et on est tellement mal à l’aise, que quand on nous demande de voter pour savoir si ce monsieur doit sortir seul où si l’on arrête la représentation, une majorité décide que le spectacle doit continuer. Le monsieur courageux se résigne à rester à sa place. Décidément, l’intention ne paraît pas être non plus d’autoriser le public à impacter réellement sur le scénario.
Nonobstant l’originalité du dispositif, la visée de la pièce, on l’aura compris, demeure un mystère.
15 mai 2017
Par Margot Prod’hom