Antoine et Cléopâtre

Antoine et Cléopâtre

De Tiago Rodrigues d’après Wiliam Shakespeare / Mise en scène Tiago Rodrigues / TPR  La Chaux-de-Fonds / les 12 et 13 mai 2017 / Critique par Basile Seppey. 


Apparitions enfantines

13 mai 2017

©Magda Bizarro

On pourrait croire que l’histoire d’Antoine et Cléopâtre ne peut donner lieu qu’à du sensationnel. Une de ces histoires d’amour agrémentées de complots, de trahisons et de suicides. Une histoire avec des Romains en jupettes rouges, sandales et rantanplan : force batailles navales et grands sentiments. Tiago Rodrigues, l’actuel directeur artistique du Théâtre National Dona Maria II à Lisbonne pose tout au contraire une œuvre dense et mesurée, qui tout en rejouant la tragédie de Shakespeare questionne avec audace les fondements mêmes du théâtre.

Les surtitres au théâtre, c’est toujours un peu compliqué. Faut-il lire les émotions sur les visages des acteurs ou voir le texte sur un écran ? Il semblerait que la meilleure solution soit celle à laquelle le metteur en scène nous invite ici, à savoir : faire un peu des deux, mais pas n’importe quand ! À vrai dire, le choix ne nous est laissé qu’à moitié : les surtitres apparaissent en haut à cour sur un tissu pendu qui évoque un ciel d’Egypte, alors que les personnages évoluent, bien plus bas, sur ce même tissu qui traîne ses plis sablonneux sur toute la scène. En bas à jardin un mobile, deux couleurs pour les quatre faces qui en tournant feront courir les reflets des amants. En bas à droite, un petit banc, une carafe avec deux verres et une platine vinyle qui régurgite par intermittence la musique ampoulée du péplum de Charlton Heston. Quand on s’installe, cette musique et ce sobre décor semblent présager un spectacle digne de celui des gladiateurs. Ô joie.

Alors le couple arrive et commence à raconter l’histoire d’Antoine et de Cléopâtre. Ils s’expriment par des espèces de didascalies écrites par Tiago Rodrigues (« Antoine marche », « Cléopâtre sent l’odeur d’Antoine »), auxquelles se mêlent des discours rapportés (« Antoine dit : … »). La femme raconte l’histoire d’Antoine, l’homme celle de Cléopâtre. L’argument shakespearien a été sensiblement travaillé, augmenté et ramassé, pour ne laisser émerger que des phrases choisies, celles qui brossent le portrait des deux amants.

C’est une pièce au sein de laquelle s’allient profondeur et légèreté. Si sa fable est évidée pour que son nœud éclose mieux, elle n’en est pas moins espiègle. Ainsi, à plusieurs reprises, les comédiens font une pause, boivent un peu et se disent quelques mots inaudibles après avoir rallumé la musique. Ou lorsque le texte trébuche, dissone, les comédiens vous adressent un regard entendu. C’est une pièce où règne également une certaine pudeur, un certain érotisme. Il s’agit de doser, de savoir ce que l’on montre ou ce que l’on raconte. Les surtitres participent également de cette dynamique qui filtre le texte pour mieux l’affiner, qui nous incite à être actifs, à reconstruire l’histoire, à faire marcher notre imagination. Antoine et Cléopâtre se donne en définitive comme un conte.

Les comédiens ne se contentent pas de nous raconter cette nouvelle version d’Antoine et Cléopâtre : ils la jouent aussi, soit en campant de leurs gestes une marionnette invisible, soit en incarnant par des mimiques furtives leur personnage. Un jeu plaisant et virtuose répond ainsi à l’épure, à la blancheur du texte de Tiago Rodrigues. En effet ce texte surprend d’abord par sa sécheresse, par sa concision. Les phrases, courtes et systématiques, martèlent au long de la pièce un rythme que l’auteur a su rendre changeant et surprenant : on passe de la diction isolée et droite d’un fait à une suite de mots effrénés au sein de laquelle se bouscule, se délite le langage. Le texte et le jeu se donnent ainsi la réplique au cours d’un savant échange, millimétré, minuté, un ballet qui atteindra son paroxysme lors de l’intervention d’autres personnages aux côtés des deux principaux.

Le metteur en scène lisboète signe ici une réécriture audacieuse de la tragédie shakespearienne sans pour autant la dénaturer. S’il la débarrasse de son fard et de son clinquant, c’est pour mieux lui faire l’amour, pour mêler à ses mots courts et francs les belles phrases fouillées du dramaturge élisabéthain. Tiago Rodrigues affectionne cette approche décomplexée. En 2016, il s’était appuyé sur le texte de Madame Bovary pour explorer différents types d’écriture. Il s’agit ici encore, au travers de la tragédie shakespearienne et en faisant dialoguer texte et jeu, de questionner les modalités de restitution d’un mythe au théâtre.

13 mai 2017


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