Par Basile Seppey
Tilt, can we start again ?/ Création Cie Klangbox, concept Pascal Viglino / Le Petithéâtre de Sion / du 20 au 30 avril 2017 / Plus d’Infos
Je connais un petit tour bien utile si, au sortir d’un théâtre, l’on vous assiège, cherchant, avides d’avis, à vous extirper une quelconque sentence sur ce que vous venez de voir : il suffit, suivant l’humeur, de répondre simplement : « ça m’a (pas, assez, beaucoup) parlé ». Vous faites ainsi comprendre à l’assaillant qu’il y a de toute façon toujours une part d’inexplicable ou d’intime à respecter chez un spectateur. C’est précisément ce qui nous porte intimement vers tel ou tel spectacle que les créateurs de Tilt, can we start again ? semblent avoir choisi d’explorer. Un théâtre musical qui cherche, au travers de mots, de sons et de couleurs, à « prendre », à faire tilter le spectateur. Le geste est osé, son efficacité toute relative.
La création serait inspirée d’un trou, d’un vide qui advint lors de la performance de Patti Smith durant la cérémonie de remise du Prix Nobel en 2016. Au cœur de la chanson A Hard Rain’s A-Gonna Fall, la chanteuse perd soudainement ses mots, s’excuse, est applaudie et recommence son interprétation. On retrouve cette idée de décalage, de heurt dans la machinerie habituelle, dès le début de Tilt, can we start again ? À peine installés, Pascal Vigliono et Anja Füsti nous invitent à entonner une petite chanson puis, visiblement insatisfaits, à nous lever, à échanger nos places et à chanter à nouveau. En figures orphiques bienveillantes, les deux comédiens tenteront à plusieurs reprises au cours de la représentation d’embrayer un nouveau chant, un nouveau spectacle, d’établir des correspondances entre les séquences présentées et la configuration du public.
Le spectacle consiste en une série d’épisodes, visuels et sonores, joués, chantés ou dits, associant gaiement les cloches de vaches et la théorie de la relativité, Dieu et une grand-mère. Pascal Vigliono et Anja Füsti, percussionistes accomplis, font ici preuve d’une véritable inventivité, jouant de tous les éléments d’un décor complexe et mouvant. Sur scène sont installées trois structures métalliques et mobiles, qui rappellent la forme de maisons évidées. Au sein de ces armatures seront tendus, selon différents arrangements, des liens élastiques qui pourront jouer le rôle d’obstacles ou vibrer comme les cordes d’un instrument. On remarque aussi la présence d’un xylophone et d’un gong.
Il semble qu’il s’agit ici de proposer une succession de sensations brutes, instantanées qui écloront peut-être si elles font tilter, intimement ou culturellement, le spectateur. Ce tilt pourrait être appréhendé comme le punctum de Barthes, comme un élément précis, ou une conjuguaison d’éléments, qui tout à coup « advient » à travers le regard et, ici, l’ouïe du témoin. C’est l’instant où le spectacle prend, un peu à la manière des Piano Phases de Steve Reich, où dans notre esprit les choses cliquettent, s’emboîtent et fonctionnent. Ainsi le tilt assimile le mouvement de notre esprit à celui d’une machine, d’un outil mécanique qui, suivant l’ajustement du réel, se met en branle. Les différentes séances de percussions et d’éclairage qui jalonnent la pièce pourraient alors en être une espèce de métaphore. Le tilt deviendrait la matrice du son et de la lumière dans le temps et l’espace.
Par ailleurs, certaines séquences tendent à explorer d’une manière déviée des éléments sonores ou visuels. On chante l’URL d’une vidéo youtube, ou l’on éclaire, grâce à un arrangement variable de néons, une liste d’espaces de George Pérec. On devine aussi un travail sur le décor autour des notions d’instabilité, de transparence, de changement et de limites. Les structures sont modulables et modulées. Par exemple, on perçoit d’abord en deux dimensions ce qui en possède réellement trois. Tout en stimulant continuellement notre ouïe et notre regard, la pièce ne cesse de les interroger dans leurs apories, dans les détours et raccourcis qu’ils empruntent.
Ce travail sur la porosité et l’élasticité des structures s’étend à celui du sens. Tilt appartient au théâtre musical, un théâtre motivé et structuré par la musique. Or le sens produit par la musique paraît incroyablement plus flottant et diffus que ne l’est celui que véhicule le langage. En résulte une espèce d’objet protéiforme, illimité parce que non défini mais qui peut produire une certaine impression de disparate, de juxtaposé.
Il y a une certaine prise de risque à travailler de la sorte, car le tilt peut tout à fait ne pas advenir, ne pas prendre chez le spectateur. Et il est d’ailleurs curieux qu’un spectacle aussi travaillé, aussi pétri de citations, de renvois et de références puisse parfois se teinter d’une impression de gratuité. Il y a comme une zone étrange et flottante au sein de laquelle nous peinons à trancher. Les éléments peuvent aussi bien se prêter à appropriation heureuse, goûter la fraîcheur d’un mouvement original que susciter l’indifférence. Mais ce flottement, cet inconfort, s’avère fertile dans la mesure où il parvient à rafraîchir, à rendre aux citations leur immédiateté. En revanche, si le tilt n’advient pas, le spectacle peut très bien se transformer en longue traversée du désert.
Cette création, en définitive, se donne, pour ceux qui en ont le goût, comme une espèce de surprise à déballer et à mastiquer longtemps après. Car si elle ne prend pas, si elle ne tilte pas chez tout le monde pendant la représentation, elle peut très bien le faire par la suite, en discutant avec les comédiens, ou en observant le mur sur lequel est retracée la genèse du projet. C’est une invitation à chercher le tilt au delà du théâtre. En effet cette idée d’éternel retour distille une dynamique cyclique, elle suggère un mouvement qui ne commence ni ne finit jamais. C’est d’ailleurs un ruban de Möbius qui sert de billet d’entrée.