Tilt, can we start again ?

Tilt, can we start again ?

Création Cie Klangbox, concept Pascal Viglino / Le Petithéâtre de Sion / du 20 au 30 avril 2017 / Critiques par Valmir Rexhepi et Basile Seppey.


20 avril 2017

Les pots cassés

© Ribordy

Tilt est un spectacle-expérience qui… recommençons. Dans le noir, sous des lumières crépusculaires, se détachent les choses et les chairs ; comme une ambiance de Caravage, Tilt va… reprenons. Des tintements, des éclats de son et de lumière, des mots en spirale pour un spectacle pluriel, Tilt nous invite… attendez, il nous faut reprendre. Encore. Pourquoi ?

C’est d’abord un air fredonné par les deux personnages sur scène et puis, soudain, la demande qu’ils nous font de nous lever et de changer de place. Si la requête n’a pas de quoi étonner – combien de mises en scène ne prennent pas le parti, à un moment ou à un autre, de déranger le spectateur, sans pour autant laisser aux spectateurs la possibilité de déranger la mise en scène – elle a au moins le mérite de nous détendre quelque peu, d’abandonner un temps notre posture sérieuse de consommateur de spectacle. Et puis ça recommence.

Ça recommence plusieurs fois. Il y a là, devant nous, trois structures, comme des penderies au profil de maison, qui accueilleront – à mesure que le spectacle se déroule – diverses cymbales, cloches, néons et autres élastiques.  Peut-être ne faudrait-il pas parler d’un mais de plusieurs spectacles. Nous voici assis en d’autres sièges, le petit air de musique, et puis, encore, la rupture : quatre spectateurs  échangent leur place suite à la demande qui leur est faite à nouveau des personnages.

De quoi en retourne-t-il ? De l’expérience de l’identité, peut-être, du « même » et du « différent ». Ce qui se donne devant nous varie inlassablement au risque, qui sait, de parfois nous lasser. Il est question de l’expérience du temps, de son déroulement, de sa durée, de ses réitérations si elles sont possibles : voici que se joue la cérémonie des Nobel, Anja Füsti campe le rôle de Patty Smith, son discours, sa voix, ses mimiques. Ce n’est pas Patty Smith, mais un peu quand même, et nous ne sommes pas au Nobel, mais tout de même, on s’y croirait. Mais croire et être n’entretiennent que peu de lien. C’est peut-être là que le spectacle veut nous mener, je m’interroge sans guère en avoir le temps : ça recommence, avec le même cérémonial. Il y a ce moment étrange où la première page d’Espèce d’espaces de Perec est donnée en boucle à grand renfort d’éclairage de néon, un moment qui m’échappe. Et puis ça…

…recommence encore. « Can we start again ? », mention qui accompagne le titre du spectacle. On aurait envie de répondre : bien sûr… mais pourquoi ? Il semblerait que depuis plus de 2000 ans on sache à peu près qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Panta rhei, disait Héraclite. Est-ce que la répétition produit de l’identique ? Encore une fois, tout s’écoule, et de ce pot cassé dont on recolle minutieusement chacune des parties, il y aura toujours, subtilement saillantes, les cicatrices.

20 avril 2017


20 avril 2017

Tilt ou la mayonnaise

© Ribordy

Je connais un petit tour bien utile si, au sortir d’un théâtre, l’on vous assiège, cherchant, avides d’avis, à vous extirper une quelconque sentence sur ce que vous venez de voir : il suffit, suivant l’humeur, de répondre simplement : « ça m’a (pas, assez, beaucoup) parlé ». Vous faites ainsi comprendre à l’assaillant qu’il y a de toute façon toujours une part d’inexplicable ou d’intime à respecter chez un spectateur. C’est précisément ce qui nous porte intimement vers tel ou tel spectacle que les créateurs de Tilt, can we start again ? semblent avoir choisi d’explorer. Un théâtre musical qui cherche, au travers de mots, de sons et de couleurs, à « prendre », à faire tilter le spectateur. Le geste est osé, son efficacité toute relative.

La création serait inspirée d’un trou, d’un vide qui advint lors de la performance de Patti Smith durant la cérémonie de remise du Prix Nobel en 2016. Au cœur de la chanson A Hard Rain’s A-Gonna Fall, la chanteuse perd soudainement ses mots, s’excuse, est applaudie et recommence son interprétation. On retrouve cette idée de décalage, de heurt dans la machinerie habituelle, dès le début de Tilt, can we start again ? À peine installés, Pascal Vigliono et Anja Füsti nous invitent à entonner une petite chanson puis, visiblement insatisfaits, à nous lever, à échanger nos places et à chanter à nouveau. En figures orphiques bienveillantes, les deux comédiens tenteront à plusieurs reprises au cours de la représentation d’embrayer un nouveau chant, un nouveau spectacle, d’établir des correspondances entre les séquences présentées et la configuration du public.

Le spectacle consiste en une série d’épisodes, visuels et sonores, joués, chantés ou dits, associant gaiement les cloches de vaches et la théorie de la relativité, Dieu et une grand-mère. Pascal Vigliono et Anja Füsti, percussionistes accomplis, font ici preuve d’une véritable inventivité, jouant de tous les éléments d’un décor complexe et mouvant. Sur scène sont installées trois structures métalliques et mobiles, qui rappellent la forme de maisons évidées. Au sein de ces armatures seront tendus, selon différents arrangements, des liens élastiques qui pourront jouer le rôle d’obstacles ou vibrer comme les cordes d’un instrument. On remarque aussi la présence d’un xylophone et d’un gong.

Il semble qu’il s’agit ici de proposer une succession de sensations brutes, instantanées qui écloront peut-être si elles font tilter, intimement ou culturellement, le spectateur. Ce tilt pourrait être appréhendé comme le punctum de Barthes, comme un élément précis, ou une conjuguaison d’éléments, qui tout à coup « advient » à travers le regard et, ici, l’ouïe du témoin. C’est l’instant où le spectacle prend, un peu à la manière des Piano Phases de Steve Reich, où dans notre esprit les choses cliquettent, s’emboîtent et fonctionnent. Ainsi le tilt assimile le mouvement de notre esprit à celui d’une machine, d’un outil mécanique qui, suivant l’ajustement du réel, se met en branle. Les différentes séances de percussions et d’éclairage qui jalonnent la pièce pourraient alors en être une espèce de métaphore. Le tilt deviendrait la matrice du son et de la lumière dans le temps et l’espace.

Par ailleurs, certaines séquences tendent à explorer d’une manière déviée des éléments sonores ou visuels.  On chante l’URL d’une vidéo youtube, ou l’on éclaire, grâce à un arrangement variable de néons, une liste d’espaces de George Pérec. On devine aussi un travail sur le décor autour des notions d’instabilité, de transparence, de changement et de limites. Les structures sont modulables et modulées. Par exemple, on perçoit d’abord en deux dimensions ce qui en possède réellement trois. Tout en stimulant continuellement notre ouïe et notre regard, la pièce ne cesse de les interroger dans leurs apories, dans les détours et raccourcis qu’ils empruntent.

Ce travail sur la porosité et l’élasticité des structures s’étend à celui du sens. Tilt appartient au théâtre musical, un théâtre motivé et structuré par la musique. Or le sens produit par la musique paraît incroyablement plus flottant et diffus que ne l’est celui que véhicule le langage. En résulte une espèce d’objet protéiforme, illimité parce que non défini mais qui peut produire une certaine impression de disparate, de juxtaposé.

Il y a une certaine prise de risque à travailler de la sorte, car le tilt peut tout à fait ne pas advenir, ne pas prendre chez le spectateur. Et il est d’ailleurs curieux qu’un spectacle aussi travaillé, aussi pétri de citations, de renvois et de références puisse parfois se teinter d’une impression de gratuité. Il y a comme une zone étrange et flottante au sein de laquelle nous peinons à trancher. Les éléments peuvent aussi bien se prêter à appropriation heureuse, goûter la fraîcheur d’un mouvement original que susciter l’indifférence. Mais ce flottement, cet inconfort, s’avère fertile dans la mesure où il parvient à rafraîchir, à rendre aux citations leur immédiateté. En revanche, si le tilt n’advient pas, le spectacle peut très bien se transformer en longue traversée du désert.

Cette création, en définitive, se donne, pour ceux qui en ont le goût, comme une espèce de surprise à déballer et à mastiquer longtemps après. Car si elle ne prend pas, si elle ne tilte pas chez tout le monde pendant la représentation, elle peut très bien le faire par la suite, en discutant avec les comédiens, ou en observant le mur sur lequel est retracée la genèse du projet. C’est une invitation à chercher le tilt au delà du théâtre. En effet cette idée d’éternel retour distille une dynamique cyclique,  elle suggère un mouvement qui ne commence ni ne finit jamais. C’est d’ailleurs un ruban de Möbius qui sert de billet d’entrée.

20 avril 2017


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