Salle d’attente

Par Laure-Elie Hoegen

Etudes hérétiques 1-7 / Concept Antonija Livingstone et Nadia Lauro /  Arsenic / du  31 mars au  1er avril 2017 / Plus d’infos

© Benny Nemerofsky Ramsay

Sus à la paresse! Les deux soirées dédiées à la pièce Études hérétiques 1-7, du 31 mars au 1er avril 2017, transforment la grande salle de l’Arsenic – Centre d’Art scénique contemporain – en un espace auto-créé et actif où le spectateur est amené à produire lui-même son spectacle. L’attente d‘un début ou d’une histoire n’est ici d’aucun secours. Comme dans tous les projets qu’Antonija Livingstone et Nadia Lauro mènent depuis leur rencontre en 2001 dans le projet Not to Know initié par Benoît Lachambre, ce spectacle comporte une grande part d’improvisation.

 

Prospection

On se met nu-pieds pour une meilleure rencontre avec le sol et l’espace dénudé qui s’étale devant le spectacteur dès l’entrée en salle. On rechigne, s’étonne, se pose nonchalamment dans un coin de la salle avec pour horizon une salle baignée dans le turquoise, dans laquelle la seule activité humaine est celle d’un vieil homme isolé, en fond de salle. Il tresse sans relâche un panier d’osier jamais abouti et rappelle, par ses cheveux blancs et son visage buriné, les étendues sableuses de la Grèce antique. Par terre, des structures d’acier imitent les vagues et se reflètent dans les vitres de l‘Arsenic.

Les joues des spectateurs, collés les uns aux autres, s’empourprent du rouge de l‘exiguïté et de l‘effort d’interprétation face à ces grands personnages qui, suivant un tracé en carré régulier, se meuvent en silence, accompagnés du bruit du tressage.

La pièce-a-t-elle déjà commencé ? se demande-t-on. Ni noir jeté sur la scène, ni lever de rideau, il s’agit, comme dans une salle d’étude, d’examiner des objets. Sauf qu’ ici, ils se déplacent.

Toi, l‘hérétique

Le bas du dos masculin et féminin ne se cache plus. La fente du pantalon dessine une ligne sur les mollets qui défilent. Ils offrent à nos regards des chevilles impudiques. Ces grandes figures, juchées sur leurs talons-aiguilles, sont affublées de jeans troués passés sur de grandes guiboles, et de gilets ouverts sur une poitrine moite. Elles se veulent dérangeantes et sont une provocation digne d’un film d’Almodovar. Habituellement noctambules, l’opprobre sociale condamnant leur extravagance, elles ne craignent pas ici la lumière cireuse de la scène ; elles agitent même des miroirs sans tain sous les yeux des spectateurs, qui y découvrent leur étonnement.

L’hérésie, dans l’affichage ostensible d’une opinion contraire aux idées reçues, semble ici réclamer son dû de manière franche et sans détours. Ces personnalités queer, hésitant entre l’homme et la femme, entre l’eau et la terre, le temps présent et celui de la grande Histoire, suivent une chorégraphie construite autour de l’inclusion et de l’union. Elles se détachent à nouveau par des gestes individuels : sentir le mouvement des vagues d‘acier, faire sonner des cloches, se prélasser et sommer un ou deux spectateurs de les rejoindre sur scène pour écouter le son des coquillages, la tête posée sur leurs genoux. Nous montrerons-nous réticents face à ces mouvements répétitifs ou préférerons-nous repenser nos concepts catégoriques d’identité, d’union et de désunion ? Être hérétique, n‘est-ce pas aussi former une entité?

Heurts et caresses

L’espace de la scène est pour Nadia Lauro un potentiel, un partenaire de danse. Le spectateur est à la fois immergé et participant actif. Il regarde et peut être regardé. Ce phénomène d’aller-retour entre les regards est très marquant et réussi. Notre place est là, parmi les figures marines en bord de salle. Ces figures à la perruque verte, à moitié nues et manifestement en quête d’un objet non identifiable, même à l’aide de leur lampe, frontale, suscitent toutefois des hésitations quant à leur rôle précis. Les aurait-on oubliées ou sont-elles simplement assises là, avec pour seule mission celle de répéter un refrain flou en anglais pendant que l‘eau coule en fond sonore ?

Les mouvements des longs personnages suivent les va-et-vient des flots et éveillent en nous un doux sentiment de villégiature, comme une caresse. Mais ces caresses, d’abord brèves et fugitives, durent trop longtemps et agitent le spectateur fatigué de ne pas voir poindre le début d’une quelconque action. La salle d’étude se mue alors en salle d’attente, où manquent les effets de rupture pour sortir d’une monotonie qui s’enracine peu à peu. On entend, à l’extérieur de la salle, un chant mélodieux qui commence en dehors de cette mer étrange, aux habitants si difficilement démasquables. Cependant, finalement lassés, peu de ces touristes culturels, peut-être uniquement habités par l’aspiration d‘être divertis, restent pour chanter en choeur. On se demande toutefois, avec de moins en moins de patience, si notre lâcher-prise, pourtant si agréable, pourra braver longtemps ces grands pantins entrant et quittant les vagues d’acier sans grande émotion. Et brusquement, dans un flop désillusionné, l’invitation à accueillir le queer tombe à l‘eau.