Par Margot Prod’hom
Mourir, dormir, rêver peut-être / De Denis Maillefer et le Théâtre en flammes (CH) / Arsenic / du 25 avril au 2 mai 2017 / Plus d’infos
Mardi 25 avril, l’Arsenic présentait la nouvelle création de Denis Maillefer, en coproduction avec le Théâtre en flammes. Selon sa pratique artistique habituelle, le metteur en scène donne la parole à l’humain, à ce qui fait de chacun de nous des êtres profondément humains, fragiles et sensibles : la mémoire, l’affectivité, les rencontres, le quotidien. En amenant la mort – ce tabou que l’on tient à distance – sur la scène, ce sont en fait les coulisses de nos propres vies qui nous apparaissent. Faire face à la mort, c’est faire honneur à la vie.
Le plateau est transformé en centre funéraire : civières à roulettes sur lesquelles reposent deux corps recouverts d’un drap blanc, cercueils en bois à l’arrière-scène, gants en plastique bleu et couches-culottes taille adulte entreposées dans de petites étagères en métal, néons à lumière blanchâtre au plafond, ambiance froide et mortifère. Côté jardin, une fenêtre ouverte sur le monde extérieur, une percée sur la ville en mouvement, sur le pont Bessières et son activité constante.
Le public assiste au rituel quotidien de ces femmes et hommes employés des pompes funèbres qui parent soigneusement les corps nus des habits et des accessoires que la famille a choisis pour eux avant de les installer dans les cercueils. Tour à tour, chacun prend la parole pour répondre à des questions qui ne sont pas restituées à haute voix, mais que l’on devine puisqu’on aurait tous envie de les poser. Ils nous racontent leur quotidien, le rapport qu’ils ont avec les morts et avec les familles, les moments qui les touchent lors des cérémonies, leurs joies et leurs peines, leurs souvenirs les plus marquants et la réaction des gens lorsqu’ils disent ce qu’ils font dans la vie. Pendant que la vie bat son plein dehors, derrière la fenêtre, la leur est rythmée par la mort.
Denis Maillefer nous plonge dans un milieu largement méconnu, quoique nécessaire à notre société. À travers leur témoignage, on découvre le quotidien de ces gens, les croque-morts, acteurs de l’ombre, silencieux et ignorés, œuvrant dans les coulisses de la vie. Eux qui n’ont pas le droit à la parole auprès de ceux qui souffrent et à qui on ne se confie pas, eux qui sont là quand on a besoin qu’ils remplissent leur fonction, mais qu’on oublie dès que le corps mort est incinéré ou enterré. Leurs vies apparaissent quand vient la mort ; on les associe à la mort. On ne voudra pas les revoir. On les oublie volontairement, comme on oublie la mort inéluctable qui nous attend. Ils viennent et repartent en silence.
C’est pourtant bien de la vie dont il s’agit, celle de ceux qui font face à la mort tous les jours. Cette mort repoussée, cachée, invisible, eux l’affrontent sans cesse. Peut-être faut-il voir la fin pour se souvenir de la valeur de la durée ? Face à la caméra – devant laquelle les comédiens se placent, à tour de rôle, à l’arrière-scène, ce qui donne aux spectateurs l’impression de visionner un documentaire projeté sur la fenêtre devenue écran – ils parlent de la vie. On réalise alors combien le contact de la mort conduit à savourer cette vie qui peut s’achever à tout moment. Submergés d’émotions, entre l’extase et la plus grande mélancolie, ils mettent des mots sur ce qu’ils chérissent, sur ce qui leur est vital : les fleurs, les arbres, la poésie, la nourriture, l’amour, le contact humain. Leur attachement bouleversant pour ces plaisirs de la vie témoigne de ce que cette dernière a d’éphémère, de fragile et pourtant de puissant, d’irremplaçable lorsqu’on garde à l’esprit ce que la mort nous prend. Voir la mort, ne pas l’oublier, c’est revenir à l’essentiel, à la joie des choses simples ; c’est se souvenir que la vie passe à travers les sens, ces petits bonheurs que permet le corps vivant et qu’on a tendance à occulter : voir, entendre, goûter, ressentir, toucher et être touché.