Hamster Lacrymal
De Pierre Isaïe Duc et la Cie Corsaire Sanglot / TLH, Sierre / Du 30 mars au 9 avril 2017 / Critique par Kendra Simons et Artemisia Romano.
30 mars 2017
Par Kendra Simons
Ce hamster qui ne veut pas se taire
Dans un spectacle absurde et touchant, la Cie Corsaire Sanglot met la pensée sur scène. L’ingrédient magique en est la poésie sonore, marque de fabrique de cette compagnie, qui sera résidente au TLH pour les trois ans à venir.
« Quelle admirable chose que les Mille et une Nuits ! Ô Spark ! mon cher Spark, si tu pouvais me transporter en Chine ! Si je pouvais seulement sortir de ma peau pendant une heure ou deux ! Si je pouvais être ce monsieur qui passe ! »
Musset, Fantasio, Acte I
Hamster. Petite bête qui tourne dans sa roue et répète encore et encore les mêmes mouvements, les mêmes rythmes. Ainsi en va-t-il de la pensée. Zigzaguant dans le décor hétéroclite, le comédien Pierre Isaïe Duc chemine en allers-retours. De la douche à la piscine, de la piscine à la cuisine, de la cuisine à la chambre à coucher, il plie ses chaussettes puis les redéplie, coupe ses oignons qui finissent par terre, cherche ses clés et range la vaisselle dans le frigo. Et bientôt on ne voit plus un homme qui range, nage ou cherche des objets. On voit le tracé de la pensée aux mille et une voix, celle qui nous hante au quotidien.
Hamster. On le voit mais surtout on l’entend. Les boucles répétitives d’un parler très oral, auquel on ne manque pas de s’identifier, se mêlent à la musique expérimentale. Quoi de mieux que la poésie sonore pour exprimer la pensée incessante ? Car la poésie sonore met en avant la sonorité plutôt que le sens et Hamster Lacrymal exprime ici davantage la forme, la sonorité et les rythmes de la pensée que son contenu. Mais cette poésie peut tout de même faire « sens » : « Je suis. Je fuis. Je me fuis. Je me suis. ». Ce jeu sonore nous montre la pensée telle qu’elle est : mélange saugrenu, bien loin d’une logique rationnelle et causale. Le musicien Christophe Ryser, à la guitare ou à la contrebasse, est présent sur scène, alternant les masques étranges, incarnant des voix intérieures. Sur sa tête chauve est dessiné un visage, qui répond aux visages dessinés sur le corps de Pierre Isaïe Duc, comme autant de présences différentes. La musique, qu’elle soit jouée sur scène ou passée sur des enregistrements, vient s’ajouter à ces présences, comme une autre voix. Et l’univers visuel – plongeoir, boule terrestre clignotante et mille et un objets insolites –, installé par Isabelle Pellissier, vient ajouter une autre dimension à la folie de la pensée sur scène. Ces trois dimensions – poésie, son et image – sont au cœur du travail de la Cie Corsaire Sanglot, fondée en 1999. Elles se réunissent ici pour créer un tableau drôle et insolite. Même si on en pleurerait.
Lacrymal. Oui, parce que derrière ce hamster qui ne tient pas en place, il y a des larmes de rage et de désespoir. L’enfer de cette roue qui tourne, qui empêche de se reposer. Et puis, la nostalgie. Celle du « Oh c’est déjà passé ». Quand une jolie fille passe et qu’on ne voit plus que ses fesses. Quand Adam et Eve se retournent pour contempler une dernière fois le paradis perdu. Quand on va mourir et qu’on regarde une dernière fois sa maison, ses meubles. « Oh c’est déjà passé ». C’est farfelu, c’est absurde, mais pendant que le hamster tourne dans sa roue, le temps passe. On a envie de le compter, ce temps, comme Fantasio dans la pièce de Musset : « Tiens, Spark, il me prend des envies de m’asseoir sur un parapet, de regarder couler la rivière, et de me mettre à compter un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, et ainsi de suite jusqu’au jour de ma mort. ». Pierre Isaïe Duc continue à compter. Vingt-huit. Vingt-neuf. Puis, un enregistrement prend la relève, venant ponctuer de temps en temps le monologue polyphonique du comédien… deux cent vingt-cinq… deux cent vingt-six. Est-ce que c’est en comptant qu’on arrivera enfin à faire taire ces voix ? A aller au centre de la vie, au centre de nous-mêmes, au centre de la « toile d’araignée » ?
Lacrymal. Exaspéré par ces voix qui refusent de s’arrêter, Pierre Isaïe Duc, ou plutôt « Bob », car c’est ainsi que se nomme son personnage, finit par crier « Tais-toi ! » et met la tête dans le frigo rempli d’oignons. La théière au-dessus siffle. Et c’est le musicien, la voix sonore, qui ouvre la théière pour que s’échappe la vapeur. Trouver un échappatoire dans le son ? Jeu sonore qui rappellerait le battement du cœur et donc le simple ressenti de l’« être » ? Sublimation de l’absurdité par le son ? Silence. Noir sur le plateau. Applaudissements.
30 mars 2017
Par Kendra Simons
30 mars 2017
Par Artemisia Romano
Polyphonie cérébrale
Hamster Lacrymal, c’est un monologue ininterrompu d’un homme en maillot de bain et manchons, dont les pensées se télescopent, se succèdent. On passe du coq à l’âne, pour revenir au coq. Les pensées défilent, et s’enchevêtrent surtout. Le récit est dénué de toute logique, de tout ordre, inscrit dans une forme de théâtre de l’absurde. Les scènes défilent sous nos yeux : il décide de compter jusqu’à sa mort 1..2..5..18..23..30.., fait les gestes routiniers matinaux et court dans tous les sens en commentant ses mouvements tel un présentateur sportif. Tout en coupant ses oignons frais, il imite une femme qui lui susurre des mots doux en finlandais, il écoute les nouvelles inquiétantes à la radio dont la seule note positive provient de la Bourse. « Je suis très inquiet ». Il cherche son portable et met la maison sens dessus dessous, ne le trouve pas et finit par appeler le docteur. Cet enchaînement de scènes décousues amène un ton loufoque et comique mais révèle aussi en toile de fond une angoisse amère, celle de la course à la vie, des médias qui nous submergent, et de la solitude aussi: « nous sommes seuls, ensemble ».
Sur scène : une douche d’un côté, un frigo de l’autre, une table et des chaises, un fauteuil, un lit double au fond ; un intérieur banal, en somme. Mais plus surprenant, une ligne de natation et un plongeoir. Et c’est sur ce même plongeoir que va s’installer le premier doute : sauter ou ne pas sauter ? « Allez, saute, faut aller de l’avant, faut pas reculer, non faut aller de l’avant, faut pas rester en arrière, c’est les nuls qui reculent ». Mais il ne grimpe pas, pas tout de suite. La vie est-elle une course ? Hamster Lacrymal rappelle la figure associée à ce petit rongeur qui mène une course folle sur sa roue, qui tourne en rond sans but précis et qui pleure. Une métaphore qui sert de miroir à nos vies contemporaines, souvent affolantes. C’est le bruit du monde qui résonne dans notre for intérieur.
Car c’est aussi le corps qui est mis en lumière. Le rapport entre son extériorité et son intériorité, entre le soma et la psyché. Le personnage a mal à la nuque, symbole ici du lien entre le corps et l’esprit. C’est par la matérialité même de ce corps qu’il vit toutes les inquiétudes du monde : « je suis au centre et je veux aller vers l’extérieur, ou suis-je à l’extérieur et je veux rejoindre le centre ? » ou encore « je suis, je fuis, je me fuis, je me suis ? ». Des questions posées frontalement : comment se positionner soi-même?
Toutes ces pensées sont exprimées sous forme orale. Ce sont de véritables voix intérieures parlées que l’on entend, comme une conversation que l’on a avec soi-même. Le spectacle s’inscrit dans le registre de la « poésie sonore », où l’esprit volatile du personnage est toujours accompagné par un visuel et un fond sonore : un autre homme avec la tête de Doris Leuthard faisant des accords à la guitare, le bruit de la cafetière ou encore ce même homme, cette fois au visage de plante exotique, jouant des sons de contrebasse.
La force de ce spectacle ? Celle de jouer autour de l’absurde, du burlesque et de la quasi folie pour rendre compte de questions sérieuses et contemporaines. Le personnage finit dans une explosion de je (« je suis une armoire japonaise, je suis inquiet, j’ai mal à la nuque, je suis nul, je, je…. ») le faisant plonger la tête dans un frigo qui s’enfume. Il se relève, en silence, la tête encore embrumée, et monte ensuite sur le plongeoir pour regarder là-haut et demander « y a quelqu’un ? ». Le trop d’individualisme lui aurait-il fait perdre la boule ? Car c’est peut-être au travers du partage que l’on peut apaiser nos maux.
30 mars 2017
Par Artemisia Romano