Etudes hérétiques 1-7
Concept Antonija Livingstone et Nadia Lauro / Arsenic / du 31 mars au 1er avril 2017 / Critiques par Margot Prod’hom et Laure-Elie Hoegen.
31 mars 2017
Par Margot Prod’hom
Abus de langage

La création d’Antonija Livingstone et de Nadia Lauro pour le Théâtre Garonne actuellement présentée à l’Arsenic pourrait se définir plus aisément par ce qu’elle n’est pas : ce n’est ni une danse, ni une pièce de théâtre à personnages, à intrigue, et à texte, ni une composition esthétique. C’est une performance, dit-on. Une performance de quoi ? Difficile de répondre à cette question. Une chose est sûre : ce sont les spectateurs qui réalisent une performance s’ils parviennent à rester dans la salle jusqu’à la fin de ce non-spectacle.
Nous sommes accueillis par Antonija Livingstone qui, du haut des escaliers montant vers la salle, nous demande d’enlever nos chaussures. Nous sommes ensuite accompagnés par petits groupes dans une pièce inondée d’eau : le sol est recouvert d’un feutre turquoise kitsch, les six personnes sur scènes sont toutes de jeans vêtues, quelques coquillages sont dispersés par terre, des films en plastique sont entassés sur deux vagues métalliques, on entend une bande-son d’orage, un groupe mixte de sirènes topless aux perruques délavées est assis dans le public et un homme à l’arrière-scène tresse un panier tout au long de cette seule et unique scène. Il y a aussi une série de cloches sur le sol. Quel est le lien entre l’atmosphère maritime et les cloches ? Pas évident !
Pendant environ cinquante minutes, les androgynes, hermaphrodites et bisexués, tous en chaussures contrairement au public, déambulent avec une lenteur harassante dans la salle, tenant à bout de bras des pellicules plastiques dont on ne sait pas si elles devraient être transparentes ou réfléchissantes. Il y a bien un reflet lorsqu’ils passent devant nous, mais il est presque imperceptible en raison des plis des pellicules et des nombreuses marques de doigts dont elles sont recouvertes. Ces films échappent à toute catégorisation : ils ne sont ni, ni. Les six « performers » marchent en se dandinant, s’accroupissent au sol, se cambrent dans des positions presque érotiques, se traînent par terre. On ne peut être certains ni que les trajectoires sont prévues à l’avance ni qu’elles sont simplement improvisées. On peut même se demander ce qui est travaillé pendant les répétitions. Les mouvements sont eux aussi difficilement qualifiables : ils n’ont pas la grâce ni la précision de la danse, mais ne donnent pas non plus une impression de spontanéité, de corporéité libérée. Que veut-on nous montrer ?
Dans le public, on échange des regards. Certains s’endorment, d’autres sortent un livre, les plus hardis rient tant la situation est aberrante. En France, les gens sortent de la salle. Les Suisses, en revanche, sont un bon public pour ce genre de production : on reste discrets, on n’ose pas réagir ni sortir, si on éclate de rire on est regardé de travers. Lorsque l’un des androgynes prend un spectateur par la main pour le faire sortir de la salle, il ne faut pas longtemps pour que tout le monde se lève et sorte. En bas des escaliers, les sirènes qui ont enlevé leurs perruques chantent en chœur et invitent le public à se joindre à elles. Pendant les vingt minutes de chant, petit-à-petit, les spectateurs s’en vont, fuyant presque.
Après la fin, on en vient véritablement à se demander quelle peut bien être l’intention artistique qui a présidé à cette création. Le but est-il d’outrer le public en lui faisant vivre un moment dont la longueur est dilatée par la lenteur, la monotonie et l’absence explicite de contenu signifiant ? Ou l’objectif est-il justement de vider la scène de son contenu en transférant ainsi le sens du côté du public ? Peut-être que le contenu, c’est nous finalement. En tout cas, si l’on doit reconnaître une qualité à cette création, c’est que son absurdité a fait émerger l’échange de quelques regards complices entre les spectateurs et quelques fous rires. Face au non-sens, au nihilisme, une certaine cohésion peut se créer.
La notion de performance dévoile son ambiguïté à travers ce spectacle qui reflète précisément ce qui fait le flou de cette catégorisation : c’est un fourre-tout qui, dans sa version dévoyée, permet de légitimer la dimension artistique de n’importe quoi, d’affirmer que ce geste que je fais, alors même que j’aurais pu le faire aussi dans la rue, parce qu’il est fait sur scène, est un geste artistique. Etudes hérétiques 1-7 est une sorte de prestation qui se veut non conformiste. Mais à quel prix ? Est-ce que pour être hérésiarque il faut être fastidieux, nihiliste ? On parle souvent d’ « expérience » lorsqu’on ne parvient pas à décrire ce qui s’est passé dans une situation que l’on a vécue. Le lieu et le dispositif du théâtre ne suffisent pas, hors de toute autre proposition, à faire de ce non-spectacle une « expérience » au sens constructif du terme, hormis celle de l’emploi abusif des termes « performance » et « expérience ».
31 mars 2017
Par Margot Prod’hom
31 mars 2017
Salle d’attente

Sus à la paresse! Les deux soirées dédiées à la pièce Études hérétiques 1-7, du 31 mars au 1er avril 2017, transforment la grande salle de l’Arsenic – Centre d’Art scénique contemporain – en un espace auto-créé et actif où le spectateur est amené à produire lui-même son spectacle. L’attente d‘un début ou d’une histoire n’est ici d’aucun secours. Comme dans tous les projets qu’Antonija Livingstone et Nadia Lauro mènent depuis leur rencontre en 2001 dans le projet Not to Know initié par Benoît Lachambre, ce spectacle comporte une grande part d’improvisation.
Prospection
On se met nu-pieds pour une meilleure rencontre avec le sol et l’espace dénudé qui s’étale devant le spectacteur dès l’entrée en salle. On rechigne, s’étonne, se pose nonchalamment dans un coin de la salle avec pour horizon une salle baignée dans le turquoise, dans laquelle la seule activité humaine est celle d’un vieil homme isolé, en fond de salle. Il tresse sans relâche un panier d’osier jamais abouti et rappelle, par ses cheveux blancs et son visage buriné, les étendues sableuses de la Grèce antique. Par terre, des structures d’acier imitent les vagues et se reflètent dans les vitres de l‘Arsenic.
Les joues des spectateurs, collés les uns aux autres, s’empourprent du rouge de l‘exiguïté et de l‘effort d’interprétation face à ces grands personnages qui, suivant un tracé en carré régulier, se meuvent en silence, accompagnés du bruit du tressage.
La pièce-a-t-elle déjà commencé ? se demande-t-on. Ni noir jeté sur la scène, ni lever de rideau, il s’agit, comme dans une salle d’étude, d’examiner des objets. Sauf qu’ ici, ils se déplacent.
Toi, l‘hérétique
Le bas du dos masculin et féminin ne se cache plus. La fente du pantalon dessine une ligne sur les mollets qui défilent. Ils offrent à nos regards des chevilles impudiques. Ces grandes figures, juchées sur leurs talons-aiguilles, sont affublées de jeans troués passés sur de grandes guiboles, et de gilets ouverts sur une poitrine moite. Elles se veulent dérangeantes et sont une provocation digne d’un film d’Almodovar. Habituellement noctambules, l’opprobre sociale condamnant leur extravagance, elles ne craignent pas ici la lumière cireuse de la scène ; elles agitent même des miroirs sans tain sous les yeux des spectateurs, qui y découvrent leur étonnement.
L’hérésie, dans l’affichage ostensible d’une opinion contraire aux idées reçues, semble ici réclamer son dû de manière franche et sans détours. Ces personnalités queer, hésitant entre l’homme et la femme, entre l’eau et la terre, le temps présent et celui de la grande Histoire, suivent une chorégraphie construite autour de l’inclusion et de l’union. Elles se détachent à nouveau par des gestes individuels : sentir le mouvement des vagues d‘acier, faire sonner des cloches, se prélasser et sommer un ou deux spectateurs de les rejoindre sur scène pour écouter le son des coquillages, la tête posée sur leurs genoux. Nous montrerons-nous réticents face à ces mouvements répétitifs ou préférerons-nous repenser nos concepts catégoriques d’identité, d’union et de désunion ? Être hérétique, n‘est-ce pas aussi former une entité?
Heurts et caresses
L’espace de la scène est pour Nadia Lauro un potentiel, un partenaire de danse. Le spectateur est à la fois immergé et participant actif. Il regarde et peut être regardé. Ce phénomène d’aller-retour entre les regards est très marquant et réussi. Notre place est là, parmi les figures marines en bord de salle. Ces figures à la perruque verte, à moitié nues et manifestement en quête d’un objet non identifiable, même à l’aide de leur lampe, frontale, suscitent toutefois des hésitations quant à leur rôle précis. Les aurait-on oubliées ou sont-elles simplement assises là, avec pour seule mission celle de répéter un refrain flou en anglais pendant que l‘eau coule en fond sonore ?
Les mouvements des longs personnages suivent les va-et-vient des flots et éveillent en nous un doux sentiment de villégiature, comme une caresse. Mais ces caresses, d’abord brèves et fugitives, durent trop longtemps et agitent le spectateur fatigué de ne pas voir poindre le début d’une quelconque action. La salle d’étude se mue alors en salle d’attente, où manquent les effets de rupture pour sortir d’une monotonie qui s’enracine peu à peu. On entend, à l’extérieur de la salle, un chant mélodieux qui commence en dehors de cette mer étrange, aux habitants si difficilement démasquables. Cependant, finalement lassés, peu de ces touristes culturels, peut-être uniquement habités par l’aspiration d‘être divertis, restent pour chanter en choeur. On se demande toutefois, avec de moins en moins de patience, si notre lâcher-prise, pourtant si agréable, pourra braver longtemps ces grands pantins entrant et quittant les vagues d’acier sans grande émotion. Et brusquement, dans un flop désillusionné, l’invitation à accueillir le queer tombe à l‘eau.
31 mars 2017