Par Margot Prod’hom
Amour et Psyché / D’après Molière / Mise en scène Omar Porras / Teatro Malandro / TKM – Théâtre Kléber-Méleau / du 14 mars au 9 avril 2017 / Plus d’infos
Mardi 14 mars, c’est devant une salle comble que se levait le rideau sur la première création lausannoise du Teatro Malandro depuis qu’Omar Porras a repris la direction du TKM-Théâtre Kléber-Méleau. Du jeu d’acteur au dispositif scénique, en passant par l’éclairage et la pyrotechnie, Amour et Psyché nous ramène au mythe, et dévoile simultanément à nos yeux l’envers du décor, la machinerie humaine et technique qui donne vie au théâtre. Du mythe de Psyché au mythe du théâtre, sur un mode dionysiaque.
L’intrigue et une partie des dialogues d’Amour et Psyché sont directement repris de la Psyché de Molière, tragédie-ballet créée sur ordre du Roi Louis XIV pour le Carnaval de 1671, avec la collaboration de Pierre Corneille (pour les vers), Philippe Quinault (pour les paroles chantées et la musique) et Lully (pour la plainte italienne). Le mythe de Psyché – autrement connue sous le nom de Pandore – raconte l’histoire d’une mortelle qui, incapable d’aimer aucun homme, s’éprend profondément de celui qu’elle ignore être le dieu Amour. Ce dernier est en fait chargé par sa mère, Vénus, de se débarrasser de la jeune fille dont la beauté lui fait concurrence. Il va lui aussi succomber à ses attraits et tomber fou amoureux d’elle. Lorsque Psyché, corrompue par ses deux viles, perfides et jalouses soeurs, rompt sa promesse et demande à Amour de lui révéler son identité, les deux amants sont condamnés à être séparés l’un de l’autre. Psyché défie alors Vénus en entreprenant d’accomplir les épreuves que celle-ci lui impose afin de récupérer son Amour. La pièce de Molière est néanmoins réadaptée, retravaillée chez Porras par la suppression de certains éléments et l’ajout d’autres, tirés de différentes versions du mythe comme celle de La Fontaine (Les Amours de Psyché et de Cupidon), de l’opéra italien de Francesco Cavalli (Amore innamorato), de l’opéra français de Lully (Psyché), du conte d’Apulée (Les Métamorphoses) versifié par Marino, ou celle de Pedro Calderon de la Barca (Psiquis y Cupido). Hormis quelques écarts effectués pour ajouter au comique, les répliques de la pièce de Molière, dans les scènes conservées, sont respectées à la lettre. Un peu plus d’une demi-douzaine de scènes (sur vingt-cinq originellement) sont ôtées – ce qui, il faut le reconnaître, n’enlève rien à la clarté et à la puissance de la fable – tandis que sont intégrées, en alternance avec des moments de récit, des scènes présentant les épreuves que doit traverser Psyché dans sa rédemption – dont Molière faisait mention, mais qu’il ne racontait pas. Cette composition ne fait qu’accroître la force symbolique de ce mythe : les souffrances endurées par et pour l’amour de Psyché suscitent chez le spectateur un sentiment fort d’empathie à l’égard de cette héroïne frappée en plein coeur et racontent ce que l’Amour, lorsqu’il nous touche, peut nous conduire à accomplir de beau, mais aussi de douloureux. Omar Porras rejoue Molière en déployant toute la force du mythe qui le sous-tend : il le travaille en mythologie théâtrale.
Au commencement – c’est ce que raconte ici le spectacle – furent les dieux et les mythes. C’est sur une scène à dimension archaïque, tribale, inondée d’une fumée renvoyant peut-être à l’opacité des origines, et aux tonalités dionysiaques que s’ouvre Amour et Psyché. D’emblée, la dimension narrative du théâtre, le fait qu’il représente en racontant des histoires, est mise en abyme : autour d’un feu de camp, dieux, monstres, zéphyrs et humains se souviennent et racontent, à travers un voile rappelant le théâtre des ombres chinoises, le mythe de Pandore, victime des dieux et de l’amour, que l’Amour sauvera. Et puisque les mythes sont à la fois les premières histoires par lesquelles les êtres humains sont parvenus à donner un sens à la vie humaine, aux bonheurs et aux malheurs qui lui sont inhérents, mais aussi des récits construits et inventés de toute pièce, ce qui se déploie sur scène est un mélange d’univers fictionnel, onirique, une Olympe matérialisée, et de machinerie exhibée que l’on actionne devant nos yeux. L’Olympe, tout en drapés, en dorures, en éclats de couleurs chaudes, séparée du monde des mortels par une mer de nuages, émerge à nos regards, au milieu de la scène, entourée du dispositif technique qui lui donne vie. C’est le mythe de Psyché que l’on reconstruit en le racontant, et c’est le mythe du théâtre que l’on montre, ce qui fait son essence et son humanité. Projecteurs, manivelles, câblage, coulisses, techniciens et machinistes, tout y peut être vu. Subtilement, entre ce qui est montré et ce qui est caché, c’est ce qui fait le processus du théâtre, la construction d’un monde magique mais tangible et vitalisé depuis l’envers du décor, de l’imaginaire à la réalité brute, qui nous est finalement conté.
La pièce porte la double signature et le style singulier Porras : Fredy Porras signe le décor tandis qu’Omar, son frère, en est le maître en scène. Et la marque de fabrique fait à nouveau son effet. Comme dans toutes les créations du metteur en scène colombien, notamment celle de La Visite de la vieille dame, créée en 1993, reprise en 2004 puis présentée au TKM en 2015, le dispositif scénique dans son ensemble est employé pour mettre en valeur le jeu d’acteur, la performance en tant que conscience du corps dans l’espace, pour faire des corps sur scène un seul et même choeur. Car malgré tous les artifices techniques, ce sont les corps eux-mêmes qui sont au centre : les costumes, les masques et les décors ne servent qu’à permettre à la corporéité de s’exprimer, de jouer avec elle-même, avec celle des autres. Il faut le dire : ce jeu est époustouflant de précision, de finesse, de justesse, de dynamisme et de richesse. Des yeux aux orteils, en passant par la bouche, la voix et les mains, les comédiens incarnent et font vivre les personnages sur le plateau avec une énergie débordante. Les corps aussi parlent du théâtre puisque certains personnages masculins sont joués par des femmes, et inversement, mais qu’il ne s’agit pas de le faire oublier : il s’agit précisément de jouer, et de montrer qu’on joue.
L’utilisation des masques, quant à elle, – qui fait la réputation et la singularité des mises en scènes précédentes d’Omar Porras – est ici rare, mais lorsqu’ils apparaissent sur le plateau, les masques contribuent avec les autres accessoires à creuser la profondeur du mythe de Psyché et sont également mis au service de la réflexion transversale sur ce qu’est le théâtre. Les personnages qui ne portent ni masque, ni ailes, et qui ne se dressent pas sur des échasses, sont ceux qui sont épris d’amour : Psyché, les deux princes Cléomène et Agénor – et le dieu Amour lorsque, pris au piège de son propre pouvoir, il apparaît à la fin de la pièce dénué de ses artifices. Sa nudité – qui contraste alors avec le costume Louis XIV qu’il portait jusque là – nous rappelle, à l’occasion, que même les dieux ne sont pas exempts des dangers de l’amour. Les masques sont portés à bout de bras par les comédiens lorsqu’ils racontent l’intrigue, ils laissent paraître les visages, font changer les identités, les personnages devenant successivement narrateurs et objets de la narration. Ils permettent de jouer sur l’ambiguïté entre le drame et la narration. Ils sont finalement à l’articulation de deux réalités : celle où l’on raconte le mythe, le théâtre, et celle du mythe, de la fiction.
Pour Omar Porras, le théâtre doit faire rêver, voyager dans l’imaginaire, mais aussi faire rire. Il nous transmet la passion du théâtre, le déployant dans tout son aspect dionysiaque, mettant en scène l’ivresse qu’il procure, en exhibant, avec une rigueur exigeante et une grande subtilité, l’amour du jeu, l’amour du rire dans le jeu, grâce à un mythe qui fonde, dans l’histoire de l’humanité, la grandeur de l’Amour.