Par Marek Chojecki
Grange 25 = Art + Unil /Mise en scène générale Benjamin Knobil et Ludovic Chazaud / Projet et concept Ludovic Chazaud, Lise Michel, Marika Buffat, Dominique Hauser / Théâtre La Grange de Dorigny / du 2 au 4 mars 2017 / Plus d’infos
19 spectacles de 10 minutes, dont 4 sont joués simultanément sur 4 scènes différentes, 5 minutes de pause entre les 2 fois 5 sessions présentées, et une collaboration entre des chercheurs de l’UNIL et des metteurs en scène. Ce n’est pas l’énoncé d’un calcul de maths, mais la formule des vingt-cinq ans de la Grange de Dorigny. Dense ? Oui ! Riche ? Oui ! Compliqué ? Finalement, pas tant que ça.
3… 2… 1… on largue les amarres ! Après le décompte, un lourd son de sirène, et voici que le paquebot démarre parmi les sons de mouettes. C’est avec cette ambiance sonore que commencent l’aventure et la célébration. Le programme est très dense, et mise sur l’originalité tant dans la forme que dans le contenu des propositions. L’espace du théâtre a été totalement transformé : au centre, quatre scènes marquées d’un code couleur bleu/rouge/vert/jaune, disposées en croix et séparées par des rideaux. Pas de sièges pour les spectateurs, ils peuvent se déplacer librement autour de cette construction, changer de scène à tout moment, s’asseoir par terre, sortir chercher une boisson, revenir.
Au départ, tout ce dispositif inquiète, semble confus. Lorsque les quatre premières scènes commencent simultanément, un brouhaha envahit la salle, un mélange de musiques et de voix. Pourtant, très vite chaque groupe de spectateurs se concentre sur ce qui se passe devant la scène choisie, on s’habitue immédiatement à la formule. Mieux, les sons des différentes pièces se mélangent et s’assemblent, et semblent se soutenir. Cela peut même devenir un élément comique, lorsque l’on justifie les bruits à côté par « des travaux d’agrandissements » (« Le prix de l’amour », A. Novicov / J.-A. Gauthier), ou au contraire cela peut augmenter l’intensité d’une scène lorsque des bruits lointains étranges et un violon se font entendre lors du silence qui clôt la performance de la déesse dans la proposition de C. Aznar. Les quatre scènes arrivent donc à trouver une harmonie.
Et que voit-on sur chaque scène? Le contenu, ce sont dix-neuf binômes de metteurs en scène et de chercheurs qui l’ont préparé en travaillant à partir du thème imposé « liberté et gratuité ». Selon leurs domaines d’étude, les experts de chacune des Facultés de l’UNIL ont proposé une question liée à cette thématique dont les artistes se sont ensuite inspirés pour leurs créations. Un projet qui se cristallisa lors de croisières sur le Léman, où les paires ont pu débattre de leurs idées. Une grande équipe, dont les noms sont familiers à la Grange de Dorigny, puisqu’il s’agit d’artistes qui ont tous déjà croisé la route du théâtre durant ses vingt-cinq ans d’existence. Le résultat: une grande diversité, des sujets qui traitent le thème avec des angles d’approche très différents et des scènes qui peuvent faire passer du rire aux larmes, le tout dans un format court et chronométré. On a l’occasion de voir des fourmis qui s’interrogent sur le mode de vie de ces étranges êtres humains (B. Knobil / A. Le Boeuf). Dans un jeu télévisé animé par M. Urban (en binôme de travail avec S. Bendahan), des candidats choisis dans le public doivent répondre à des dilemmes éthiques. Les récompenses en valent le coup! On ne ressort pas les mains vides non plus de l’incontournable session de voyance collective proposée par une grande spécialiste en dramatologie transcendantale ( M. Pinsard / D. Chaperon).
Le comique et la légèreté sont donc très présents, mais certaines scènes proposent une approche plus sérieuse de la thématique, comme la proposition de C. Aznar (avec M. Burger) qui n’hésite pas à montrer des images très fortes de drames humains dans le contexte de la crise migratoire. J.-M. Potiron et Y. Arrifin proposent dans une pièce totalement muette un texte au sujet de l’incarcération. La tentative très moderne de V. Bonillo (en binôme avec A. Bielman) de réinterpréter le mythe de Prométhée aboutit à une performance qui mélange son, corps, mots et sang. Enfin, dans la scène conçue par L. Chazaud (avec L. Michel), on s’interroge sur le théâtre lui-même, les libertés que l’on y a en tant que spectateur, ce que l’on peut y exprimer, à travers la notion de « critique brute ». Entre chaque session de scènes, tout juste le temps de jeter un coup d’œil sur le planning, de faire son choix, et voilà que c’est déjà reparti, un nouveau départ du paquebot. C’est donc une abondance d’informations, diverses, denses, jusqu’à en faire mal à la tête!
Cette formule peut aussi donner à cette expérience un aspect « festival ». Pour commencer, il est impossible de tout voir en une soirée, même si chacune des saynètes est jouée deux fois par soir. Ce qui peut sembler engendrer une frustration à première vue devient vite un plaisir lorsque l’on est confronté au choix. En effet, comme une miniature d’un festival d’Avignon, on cherche à s’informer sur les spectacles à voir, on discute les choses vues, les déceptions, les incontournables, on recommande nos coups de cœur. Une ambiance toute particulière se crée et cela marche très bien. Mais tout de même, prendre 10 paquebots en une soirée, c’est beaucoup !
La rencontre de la science et du théâtre sous cette formule aboutit à un résultat qui stimule la réflexion. Une manière innovante de faire du théâtre, à partir de nombreuses contraintes imposées, comme le sujet, l’espace et le temps, mais on regrette que le format ne permette malheureusement que d’effleurer les questionnements.