Petit exercice de bovarysme

Par Nadia Hachemi

38 séquences / De Marie Fourquet / Mise en scène Marie Fourquet / Cie Ad-apte / Le Reflet Théâtre de Vevey / du 3 au 5 mars 2017 / Plus d’infos

® Delphine Schacher

En ce moment au Reflet, Maria Bernasconi, figure de « la ménagère fribourgeoise de 52 ans », est au centre des préoccupations des six scénaristes sur la scène. Les auteurs de la rts la prennent pour cible d’une série télévisée en train de s’écrire sous nos yeux et ne lésinent sur aucun moyen pour la faire pleurer. L’objectif ? L’amener à « bovaryser devant sa télé» nous expliquent-ils. Un spectacle léger et égayant duquel se dégage en filigrane une critique badine de notre société connectée.

Il était une fois six scénaristes travaillant à la création d’une série commandée par la rts. Tous les jours les idées fusent et se succèdent. C’est ainsi que le huis clos d’un « flic convalescent » emmuré dans sa chambre depuis laquelle il résout des meurtres – « un par semaine », précise un personnage – finit par être abandonné. Jusqu’au jour où Emma Bovary traverse l’esprit de l’un d’eux, et à sa suite, le souvenir d’une des exigences de la chaîne : mettre en scène « des personnages surprenants et attachants ». Le récit s’impose de lui-même : Charles Bovary, par un coup de force imaginatif, se voit propulsé au début du XXIème siècle et transformé en expatrié anglais à Genève qui, sur fond de décor suisse, cherche à reconstruire une vie de famille.

Le spectacle explore avec beaucoup d’humour les coulisses de tout travail de création et les trucs et astuces qu’il cache. Les spectateurs se voient ainsi initiés à l’art du pitch, cette synthétisation d’une fiction en quelques phrases. En l’appliquant aux histoires de Nemo et d’Emma Bovary, un personnage dévoile comment tout récit peut se réduire aux quelques éléments d’une structure de base. Un schéma qui, à partir du classique « il était une fois » et au profit d’une foule de rebondissements – rythmés par les « Tous les jours » et les « C’est ainsi que » – mène le récit au « Jusqu’au jour où » qui résout l’histoire.

En surimpression de cette dramatisation de l’acte créateur, le spectacle déroule aussi le fil de la « love story du cocu » inspirée par Charles Bovary et dont les moments forts sont joués sur scène. Interprétant tour à tour les scénaristes et les personnages qu’ils ont créés, les acteurs changent de rôle constamment, sans nulle identité fixe. Jolie manière d’explorer et de broder sur la frontière qui sépare la réalité de la fiction dans un tourbillon désorientant. Un enjeu que souligne l’affichage des mots « Fiction ends here» et « Reality there » en grandes lettres lumineuses sur le fond de la scène.

Un troisième fil diégétique propose le récit de la panne d’écriture d’une des auteures, incarnée successivement par chacun des acteurs. Son problème ? On est en février et la première de sa pièce est pour mars. Mais elle n’est pas encore écrite. Et les acteurs attendent. Et pourtant les spectateurs y assistent puisque cette genèse est bien celle de la pièce interprétée sous nos yeux. La narration suit le « fil du désir » de l’auteure-personnage et les obstacles qui l’entrecoupent – selon le schéma propre à la fiction– jusqu’au jour fatidique où le texte se retrouve entre les mains des acteurs.

À ces mises en abyme s’ajoutent des digressions qui prennent la forme de monologues autonomes adressés parfois directement au public. Les personnages ironisent sur divers aspects de notre modernité marquée par les nouvelles technologies : la téléréalité et les réseaux sociaux comptent parmi les objets de ces satires. La plus mémorable reste sans doute la réflexion sur l’absurdité de la cible de cette future série télévisée, l’absente Maria Bernasconi, personnification de « la ménagère fribourgeoise de 52 ans » qui ne correspond à aucune femme réelle, insistent les personnages.

Ces différents plans diégétiques, alliés à ces digressions peuvent par moment donner l’impression d’un éparpillement thématique. Simple manque d’organisation narrative et scénique ? Une telle dissémination polyphonique témoigne au contraire avec subtilité du caractère anarchique du processus intellectuel de création. Ces ironies indulgentes et ces critiques tout en douceur donnent une profondeur à un spectacle avant tout amusant et divertissant.