Par Alicia Cuche
Faust / De Johann Wolfgang von Goethe / Mise en scène par Darius Peyamiras / La Grange de Dorigny / du 16 au 19 mars 2017 / Plus d’infos
Le Faust de Darius Peyamiras met en avant non seulement la déchéance du savant tourmenté mais également le destin des femmes qui peuplent la pièce de Goethe. La soif de connaissance et d’expériences est présentée dans cette mise en scène comme recherche des plaisirs de la chair. Réflexion tant sur l’homme que sur la femme, la quête faustienne du pouvoir et de la liberté absolue prend des tours d’égocentrisme où la raison est mutilée au profit des pulsions : le partage du savoir est remplacé par un commerce des corps.
Après l’adaptation d’un texte de Blaise Cendrars (Bourlinguer en 2013), David Peyamiras nous offre ici à savourer une nouvelle perspective sur Faust, à partir d’une traduction récente commandée à René Zahnd et Hélène Mauler. Après avoir enchanté Vevey, le spectacle est à découvrir jusqu’au dimanche 19 mars à la Grange de Dorigny.
On entre par l’entrée des artistes. En haut des escaliers, un homme à chapeau haut-de-forme et queue-de-pie nous invite sur la scène ou plutôt au « cabinet de curiosités ». Là, on découvre deux grandes sphères de bois, une scène surélevée, des animaux empaillés, des ordinateurs, des chandeliers, des costumes sur cintres. Des badauds en tutus, complets blancs ou salopettes déambulent et discutent volontiers avec les spectateurs.
Au milieu de ce décor hétéroclite au croisement d’un cabinet de savant, d’un grenier et d’un bureau high-tech, un ange nous désigne le créateur du monde, assis paisiblement en hauteur. Ce dernier discute de Faust, avec un personnage tout de noir vêtu. Le savant devient l’objet d’un pari entre Dieu et le Diable. Méphistophélès saura-t-il pervertir cet homme de sciences ? Mais, déjà, les limites entre le Bien et le Mal sont remises en cause dans la proposition scénique de Peyamiras : « le vieux » auquel Méphistophélès rend visite, est-ce Dieu ou Satan ? Dieu et Diable ne sont-ils que les deux faces d’une même entité ? Dans sa maison, Faust se désespère des limites de sa connaissance et se plaît déjà à porter le masque blanc de la mort. Apparaît Méphisophélès, lubrique, énergique, effronté et à l’allure de rockeur. Les deux personnages se mettent d’accord : le diable se mettra au service de Faust dans toutes ses quêtes et ses désirs, si ce dernier le sert à son tour après la mort. Mais doucement, le diable éloigne le savant des sphères intellectuelles pour l’emmener dans le monde de la magie et des sens. L’homme s’éprend de la belle et sage Marguerite et fera tout pour la conquérir. Il y parviendra avant de la laisser à son triste sort de vierge déflorée.
Cependant, contrairement à ce qui se passe dans la pièce originale, nul duel ici entre Faust et Valentin, le frère de Marguerite, nul empoisonnement de la mère, pas de prude et pieuse Marguerite, ni de grands sentiments amoureux chez Faust. Il n’est pas question d’amour, seulement de désir et de plaisir de la chair. La sexualité est au centre de cette mise en scène. Le désir naissant de Marguerite et celui, impérieux, de Faust se dévoilent et se satisfont presque sous nos yeux : une jeune femme aguicheuse et gémissante, de multiples rencontres d’un soir, des hommes entreprenants, une fête orgiaque, une scène de masturbation cachée d’un simple drap au milieu de la scène. Faust se révèle physiquement dépendant des attraits de Marguerite, à tel point que même loin d’elle son désir ne fléchit pas. La chute de Faust n’est guère théologique mais plus humaine. Entre les rencontres amoureuses et une luxure sans limites ni regrets, où s’agit-il de simple sexualité, quand touche-t-on à la débauche, et avec quelles conséquences ? Est-ce son désir de Marguerite qui condamne la jeune femme à la mort ou le fait qu’il l’a abandonnée au jugement de ses voisins pour satisfaire des besoins personnels de plus en plus vastes ? Si l’attitude de Faust est malsaine, n’est-ce pas par sa quête égoïste des plaisirs de la chair ?
Le personnage de Marguerite revue par Peyamiras s’assume : elle parle franchement, s’enquiert de son amant, se délecte des bijoux qu’il lui offre. Aime-t-elle Faust ? Peut-être, mais elle le désire aussi. Cela la mènera à sa perte : en se donnant à un homme, elle devient putain. Un ou douze ou toute une ville, comme le rappelle son frère, quelle différence ? Hélène de Troie, la belle Hélène, fait aussi une apparition inattendue. Celle qui, selon le mythe, fut la cause de la guerre et de la destruction de Troie incarne la Femme : désirable, désirée et pourtant dont on réprime la sexualité, car trop dangereuse. Entre putain et Vierge Marie, le choix n’est pas le sien. Elle est toujours l’objet sur lequel se projette le désir et la volonté des hommes. La question féminine sous-tend toute la mise en scène de ce Faust par la volonté d’émancipation de Marguerite malgré le danger de déchéance sociale.
L’intemporalité du propos est soutenue par le décor à la fois vieillot et moderne où des loupes électroniques côtoient de vieux grimoires, par une musique rock dans laquelle s’intercalent des chants allemands traditionnels, et par les multiples sources de lumière : écran d’ordinateur, ombres imprécises, spots et une bougie, seule dans le noir, qui soudain rappelle le duo privilégié du « Saint-Joseph Charpentier » de Georges de La Tour.
« Là c’est fini, comment interpréter ça ? » nous demande Méphistophélès : bien que le spectacle touche à sa fin, quelque chose reste. Comme le silence en musique qui est musique en soi, l’absence ne marque que mieux que quelque chose fut et sera peut-être encore…. Mais le diable ne veut pas de ce quelque chose, il veut le néant. Il souffle les chandeliers, les grandes lumières et tout ce qui reste, pour un noir absolu. Et cependant les applaudissements crépitent pour saluer l’interprétation originale et énergique de ce Faust.