FIRE OF EMOTIONS : THE ABYSS
De Pamina de Coulon / Théâtre de l’Usine / du 16 au 22 mars 2017 / Critiques par Margot Prod’hom et Artemisia Romano.
16 mars 2017
Par Margot Prod’hom
Emancipation linguistico-réflexive
Entre performance vocale, linguistique et réflexive, le spectacle de Pamina de Coulon nous emporte dans les méandres d’une pensée non-commune, décalée qui pourtant nous touche par sa très fine perspicacité et sa tonalité optimiste. Sur le plateau, ce sont les mots qui agissent, performent, nous affectent ou nous font rire. Et à travers le dédale de son monologue monadique et rhizomique, la performeuse propose une réflexion sur les potentialités du langage, sur les limites de son emploi commun de surface, et sur les abysses de sens qu’il peut découvrir si l’on veut bien travailler, mais surtout jouer, à dévoyer son utilisation canonique. Pamina de Coulon donne au langage un rôle de bathyscaphe, engin autonome de plongée à grande profondeur qui nous entraîne avec lui dans les profondeurs du sens et de la pensée.
La sobriété d’un dispositif scénique hand-made contraste avec la complexe construction déambulatoire du monologue de Pamina de Coulon. Assise sur son rocher, assemblage de morceaux de bois peint en gris, comme contemplant une mer symbolisée par un tapis-patchwork de tricots bleus, la performeuse nous fait face et nous emporte sur les flots animés et tempétueux de ses réflexions abyssales. Si l’on peut parler de performance, c’est parce qu’il n’y a pas de rôle à jouer, pas d’intrigue à représenter, pas de texte à réciter. C’est le texte qui est au cœur de la performance : pourtant construit, travaillé et écrit dans une partition préalable de la performance, il donne l’impression aux spectateurs d’être un flux de pensée associationniste qui va et vient, rhizomique, aux rythmes des souvenirs, des allusions, des digressions, des sauts en avant et des retours en arrière, mais toujours pour retomber sur ses pattes, sur ce qui fait le fil rouge du spectacle – la recherche d’une réflexion atypique en train de se créer – et en constitue, si l’on peut dire, l’enseignement.
La métaphore filée maritime guidant le parcours verbal de la locutrice établit une analogie entre les grands fonds océaniques et l’orientation du discours comme exploration des profondeurs encore insoupçonnées des abîmes de sens véhiculés par le langage. Or, on l’oublie trop souvent, ces abîmes, tout comme les abysses, représentent la majeure partie de l’étendue du sol de notre planète. Dans sa forme et dans son contenu, la performance oratoire rompt avec une vision normative et normalisée de la parole ainsi que des prétendues vérités qu’elle délivre. Nos pensées d’adultes, stéréotypées et désabusées, reprennent une énergie, un sens, et des couleurs, quand Pamina de Coulon les relit avec l’attitude et le rythme d’un enfant. Ce qu’on croit être la naïveté d’un regard passionné et bienveillant sur le monde peut devenir une source d’enrichissement et d’émancipation.
L’énergie qui anime le discours est terrestre, cosmique, monadique : elle provient des rifts océaniques injectés de magma volcanique, de ce qui fait le sous-bassement commun des plantes, des animaux, des minéraux et des êtres humains. Luttant contre ce qu’elle nomme l’ « anthropo-évidence » qui divise, catégorise et donc exclut, Pamina de Coulon fait du monde qui nous entoure une monade, une unité, une inclusion dont nous sommes parties intégrantes. Elle nous invite, par un texte qui fait à lui seul tout le spectacle, à nous émerveiller d’une beauté trop souvent ignorée, parce que marginalisée, à nous révolter contre les absurdes préjugés que l’on nous vend, à adopter un point de vue disqualifié selon lequel le sol, ou même le sous-sol, serait un lieu duquel il faut absolument s’élever, s’échapper. Elle propose de s’asseoir sur ce sol pour en faire l’objet d’observation minutieuse des choses que nous ne croyons pas dignes de savoir. S’asseoir au sol, dans l’abysse, avec les vaincu-e-s, en solidarité : voilà son geste.
Ce qui nous touche, c’est que nous prenons conscience que les considérations de la performeuse ne nous étaient pas inaccessibles, qu’elles opèrent simplement un renversement de perspective à partir de connaissances culturelles que nous avons tous en commun. Pamina de Coulon témoigne, par ce texte richissime, de sa très large culture en convoquant des références historiques et philosophiques : elle cite notamment Pascal, Nietzsche, Rilke, Arendt, Ecco, Galilée, Copermic, Whitehead, Hugo, etc. ; elle sous-tend ses propos avec des renseignements tirés de la chimie, de la physique, de la géologie, de la biologie, de la psychologie, de la philosophie, etc. La leçon enseignée est celle d’un déplacement de regard, d’un changement de perspective simple mais inaperçu : installons-nous au fond pour regarder d’en bas, l’ignoré, le négligé, plutôt que de regarder d’en haut, depuis une position arbitrairement et conventionnellement reconnue comme étant au-dessus des autres. Il s’agit, en modifiant le point de vue, en adoptant une position décalée, inhabituelle et dévalorisée, de faire exploser les cloisons qui enferment la pensée et nous avec : Mach kaputt was dich kaputt macht. Détruire ce qui nous casse : c’est en se libérant de l’idéologie dominante et donc écrasante qu’on crée l’unité, l’espoir et la coalition dans l’émancipation.
16 mars 2017
Par Margot Prod’hom
16 mars 2017
Par Artemisia Romano
Emancipation linguistico-réflexive
« Le meilleur conseil que je puisse vous donner est vraiment, simplement, de me faire confiance. On va finir par retomber les quatre pattes sur la terre ferme, je vous en fais la promesse » : promesse dûment tenue par Pamina de Coulon, dans la performance The Abyss , deuxième volet de Fire of Emotions (après Genesis en 2014), présenté pour la première fois au Théâtre de l’Usine à Genève.
Assise sur son grand rocher, Pamina de Coulon nous attend. Elle nous accueille, le regard se posant sur chacun des spectateurs qui prend place. Au pied du rocher, un patchwork tricoté de bleu, la mer, symbole du voyage. S’ensuit une navigation par les mots à travers le temps, où est déconstruit le rapport de l’humain à la temporalité, au savoir, à son expérience, des questions radicalement politiques et philosophiques. Mais cette grande exploration, à la fois temporelle et spatiale, nous repositionne toujours dans le présent, dans l’immédiat. La performance embrasse un instant où l’on peut tout penser, tout mélanger et ce, au-delà des époques, des paradigmes, des niveaux de discours. Elle est une forme de pensée spéculative en train de se faire.
Pamina de Coulon se donne pour mission de ré-ouvrir les boîtes noires, celles que l’on n’ose plus toucher tant elles paraissent hors de portée, non réfutables ou allant de soi : des moments historiques, des découvertes scientifiques, des représentations symboliques, des vérités. Rien n’est immuable, tout peut être questionné. Elle s’y attèle dans une narration où déferlent des idées et des doutes qui rendent compte de réalités et de temporalités multiples, s’émancipant de tout langage qui diviserait, de toute forme manichéenne. On touche du doigt l’abstraction originelle des mathématiques, on se promène au long d’un récit de voyage de la Pangée à Lampedusa, on s’éloigne de l’effroyable Jardin d’Eden pour embrasser la poésie des luttes du Black Bloc.
Pamina de Coulon nous plonge par la pensée dans les profondeurs des abysses en tant qu’elles incarnent le lieu d’investigation des possibles, d’une vie autre. Elles deviennent la métaphore d’un modèle alternatif sur le vivre ensemble et sur la coexistence des individus à travers leurs migrations, leurs naufrages, leur solidarité, leurs engagements, leurs désengagements. Petit à petit, on remonte forcément à la surface pour affronter une question brutale : pourquoi agir ?
La performance de Pamina de Coulon est un réel manifeste où l’intimité introspective se mêle aux souvenirs des conversations familiales, et à l’éloquence des penseurs. Dans la grandeur de ses questionnements, elle nous renvoie sans arrêt à notre individualité. C’est là la force de sa proposition, celle de rendre perméable la frontière entre le petit et le grand.
16 mars 2017
Par Artemisia Romano