Faust
De Johann Wolfgang von Goethe / Mise en scène par Darius Peyamiras / La Grange de Dorigny / du 16 au 19 mars 2017 / Critiques par Céline Conus et Alicia Cuche.
16 mars 2017
Par Céline Conus
Le diable s’habille en ….
« Là c’est fini. Comment interpréter tout cela ? ». Les derniers mots de Méphistophélès résonnent encore. La question se pose en effet après qu’on a assisté à ce Faust qui tisse décidément de nombreux liens avec notre présent. La mise en scène de Darius Peyamiras cherche à nous rappeler à quel point Faust nous concerne toujours aujourd’hui : œuvre ouverte au temps qui passe, sa signification et sa portée traversent les époques.
Le public est invité à entrer par la scène et se retrouve, surpris, dans le cabinet de curiosités du Docteur Faust. On découvre ce dernier au travail, plongé dans l’étude. L’histoire, bien connue, va se dérouler irrémédiablement, une fois encore : Faust se perd et perd Marguerite, cette jeune femme innocente qu’il aime et dont il est aimé.
Une nouvelle traduction, par R. Zahnd, a été réalisée pour cette mise en scène, dont la langue est plus actuelle que dans d’autres versions. Les décors mélangent grimoires d’antan et technologies d’aujourd’hui : un grand praticable mobile au centre de la scène, monté sur roulettes, des tables couvertes d’objets de curiosités, divers animaux empaillés, de gigantesques globes de bois au sol, plusieurs fioles et bouteilles, un ordinateur, une petite caméra qu’on peut glisser partout pour tout filmer et un grand écran au fond de la scène sur lequel seront projetées différentes images, ou qui permettra des jeux de transparence. Si l’on a un peu de peine à entrer dans cette esthétique de prime abord, déstabilisé par ce mélange d’ancien et de moderne, ne sachant pas vraiment à quelle époque situer l’action qui nous est proposée, au bout de quelques minutes celle-ci nous happe. L’atmosphère créée par Darius Peyamiras laisse un sentiment d’étrange et de fantastique, avec quelque chose d’halluciné, le plateau souvent baigné dans une légère fumée. Et puis viennent des moments de chansons : les comédiens empoignent le micro et chantent, du centre de la scène, souvent éclairés par une poursuite. Ce faisant, ils livrent leurs états d’âme : voix veloutées de cabaret sombre et louche, rock dur infernal, voix plaintive d’une ballade triste. C’est une pause dans l’action, un temps suspendu ; ces moments de chant sont assumés comme artificiels. En effet, c’est un choix ici que de montrer le micro, dans une esthétique proche de la comédie musicale. On pense aussi au processus brechtien de distanciation, où se brise avec ces chansons la perception linéaire et passive du spectacle que pourrait avoir le public. Pari réussi : nous sommes maintenus en état d’attention. Le metteur en scène le dit : il a cherché à « mélanger les genres, à provoquer des chocs et des surprises narratives », intéressé par « l’aspect fragmentaire » de l’œuvre de Goethe, en laissant « l’interprétation libre et ouverte ». C’est un parti pris qui fonctionne ici parfaitement : cet aspect fragmentaire que le metteur en scène a senti et travaillé touche en nous tout ce qu’il y a de fragmentaire, nos pensées, nos désirs secrets qui s’entrechoquent et cette réalité, inflexible, qui vient impitoyablement et inlassablement imposer sa loi.
Certains choix de distribution relèvent aussi d’une lecture neuve de l’œuvre de Goethe. On pense notamment à Méphistophélès, personnage très attendu. Le diable, habillé de noir, est … une femme ! Brillamment incarnée par Shin Iglesias, menue, très mince, anguleuse, aux cheveux d’un noir profond, elle est inquiétante et sournoise, dérangeante, tordue par son personnage, elle se déplace sans qu’on puisse la voir ni l’entendre. La voix nasillarde trompe et se joue de Faust avec mépris et humour. Cela change du Méphistophélès qu’on imaginerait barbu, fort, épais, costaud, comme un grand méchant. On nous présente ici un vilain diable maigre et sifflant. Voilà qui pourrait en faire rire quelques-uns, mais ce choix de distribution est fort intéressant ; il ajoute une dimension au personnage, le nuance, lui donne d’autres armes, d’autres atouts, d’autres pulsions. Pour un peu, on tremble qu’elle ne se glisse telle un serpent froid et insidieux parmi le public pour aller y chercher une nouvelle âme à perdre.
Le choix de faire apparaître Hélène de Troie est aussi très heureux. La reine mythologique, que Goethe fait intervenir dans Faust II seulement, fait ici une incursion et n’a que peu de temps pour venir nous conter son histoire. Venue pour prendre la défense de Marguerite, elle s’empare des minutes qui lui sont données et simplement, au micro, sans costume, se fait la porte-parole des femmes dans un récit qui transcende l’Histoire et le temps. La voix est alors belle, douce, profonde et touchante. Quand elle lâche le micro, le public est médusé et interpellé. Ce discours d’un autre temps fait sens encore aujourd’hui. On ne peut s’empêcher de penser à la campagne de publicité d’une grande maison de haute couture qui a fait scandale il y a quelques jours, accusée de sexisme et d’incitation au viol…
Ce Faust enjambe donc d’un seul pas et avec une aisance insolente et désolante les 209 années qui nous séparent de sa première publication. Insolente et désolante, car les préoccupations de ce cher Docteur Faust sont les mêmes que les nôtres et cette mise en scène nous le prouve, comme si les personnages de l’histoire n’avaient eu qu’à se glisser dans le cadre que leur a proposé Darius Peyamiras. La technologie avance tant qu’elle nous devance souvent et on ne peut s’empêcher de penser à Faust quand on lit dans les journaux des récits de folies humaines générées par cette même soif que celle qui torture le savant : soif de connaissances et de savoir, soif de progrès, de jeunesse, jusqu’à se perdre. Ce spectacle parle de nous, cela ne fait aucun doute.
16 mars 2017
Par Céline Conus
16 mars 2017
Par Alicia Cuche
« Le Diable est donc un égoïste »
Le Faust de Darius Peyamiras met en avant non seulement la déchéance du savant tourmenté mais également le destin des femmes qui peuplent la pièce de Goethe. La soif de connaissance et d’expériences est présentée dans cette mise en scène comme recherche des plaisirs de la chair. Réflexion tant sur l’homme que sur la femme, la quête faustienne du pouvoir et de la liberté absolue prend des tours d’égocentrisme où la raison est mutilée au profit des pulsions : le partage du savoir est remplacé par un commerce des corps.
Après l’adaptation d’un texte de Blaise Cendrars (Bourlinguer en 2013), David Peyamiras nous offre ici à savourer une nouvelle perspective sur Faust, à partir d’une traduction récente commandée à René Zahnd et Hélène Mauler. Après avoir enchanté Vevey, le spectacle est à découvrir jusqu’au dimanche 19 mars à la Grange de Dorigny.
On entre par l’entrée des artistes. En haut des escaliers, un homme à chapeau haut-de-forme et queue-de-pie nous invite sur la scène ou plutôt au « cabinet de curiosités ». Là, on découvre deux grandes sphères de bois, une scène surélevée, des animaux empaillés, des ordinateurs, des chandeliers, des costumes sur cintres. Des badauds en tutus, complets blancs ou salopettes déambulent et discutent volontiers avec les spectateurs.
Au milieu de ce décor hétéroclite au croisement d’un cabinet de savant, d’un grenier et d’un bureau high-tech, un ange nous désigne le créateur du monde, assis paisiblement en hauteur. Ce dernier discute de Faust, avec un personnage tout de noir vêtu. Le savant devient l’objet d’un pari entre Dieu et le Diable. Méphistophélès saura-t-il pervertir cet homme de sciences ? Mais, déjà, les limites entre le Bien et le Mal sont remises en cause dans la proposition scénique de Peyamiras : « le vieux » auquel Méphistophélès rend visite, est-ce Dieu ou Satan ? Dieu et Diable ne sont-ils que les deux faces d’une même entité ? Dans sa maison, Faust se désespère des limites de sa connaissance et se plaît déjà à porter le masque blanc de la mort. Apparaît Méphisophélès, lubrique, énergique, effronté et à l’allure de rockeur. Les deux personnages se mettent d’accord : le diable se mettra au service de Faust dans toutes ses quêtes et ses désirs, si ce dernier le sert à son tour après la mort. Mais doucement, le diable éloigne le savant des sphères intellectuelles pour l’emmener dans le monde de la magie et des sens. L’homme s’éprend de la belle et sage Marguerite et fera tout pour la conquérir. Il y parviendra avant de la laisser à son triste sort de vierge déflorée.
Cependant, contrairement à ce qui se passe dans la pièce originale, nul duel ici entre Faust et Valentin, le frère de Marguerite, nul empoisonnement de la mère, pas de prude et pieuse Marguerite, ni de grands sentiments amoureux chez Faust. Il n’est pas question d’amour, seulement de désir et de plaisir de la chair. La sexualité est au centre de cette mise en scène. Le désir naissant de Marguerite et celui, impérieux, de Faust se dévoilent et se satisfont presque sous nos yeux : une jeune femme aguicheuse et gémissante, de multiples rencontres d’un soir, des hommes entreprenants, une fête orgiaque, une scène de masturbation cachée d’un simple drap au milieu de la scène. Faust se révèle physiquement dépendant des attraits de Marguerite, à tel point que même loin d’elle son désir ne fléchit pas. La chute de Faust n’est guère théologique mais plus humaine. Entre les rencontres amoureuses et une luxure sans limites ni regrets, où s’agit-il de simple sexualité, quand touche-t-on à la débauche, et avec quelles conséquences ? Est-ce son désir de Marguerite qui condamne la jeune femme à la mort ou le fait qu’il l’a abandonnée au jugement de ses voisins pour satisfaire des besoins personnels de plus en plus vastes ? Si l’attitude de Faust est malsaine, n’est-ce pas par sa quête égoïste des plaisirs de la chair ?
Le personnage de Marguerite revue par Peyamiras s’assume : elle parle franchement, s’enquiert de son amant, se délecte des bijoux qu’il lui offre. Aime-t-elle Faust ? Peut-être, mais elle le désire aussi. Cela la mènera à sa perte : en se donnant à un homme, elle devient putain. Un ou douze ou toute une ville, comme le rappelle son frère, quelle différence ? Hélène de Troie, la belle Hélène, fait aussi une apparition inattendue. Celle qui, selon le mythe, fut la cause de la guerre et de la destruction de Troie incarne la Femme : désirable, désirée et pourtant dont on réprime la sexualité, car trop dangereuse. Entre putain et Vierge Marie, le choix n’est pas le sien. Elle est toujours l’objet sur lequel se projette le désir et la volonté des hommes. La question féminine sous-tend toute la mise en scène de ce Faust par la volonté d’émancipation de Marguerite malgré le danger de déchéance sociale.
L’intemporalité du propos est soutenue par le décor à la fois vieillot et moderne où des loupes électroniques côtoient de vieux grimoires, par une musique rock dans laquelle s’intercalent des chants allemands traditionnels, et par les multiples sources de lumière : écran d’ordinateur, ombres imprécises, spots et une bougie, seule dans le noir, qui soudain rappelle le duo privilégié du « Saint-Joseph Charpentier » de Georges de La Tour.
« Là c’est fini, comment interpréter ça ? » nous demande Méphistophélès : bien que le spectacle touche à sa fin, quelque chose reste. Comme le silence en musique qui est musique en soi, l’absence ne marque que mieux que quelque chose fut et sera peut-être encore…. Mais le diable ne veut pas de ce quelque chose, il veut le néant. Il souffle les chandeliers, les grandes lumières et tout ce qui reste, pour un noir absolu. Et cependant les applaudissements crépitent pour saluer l’interprétation originale et énergique de ce Faust.
16 mars 2017
Par Alicia Cuche