Il le faut. Je le veux.

Il le faut. Je le veux.

de Valerio Scamuffa  / Cie Lascam / Arsenic / du 31 janvier 2017 au 04 février 2017 / Critiques par Kendra Simons et Valmir Rexhepi.


31 janvier 2017

Tu raisonnes ou tu t’émotionnes ?

© Dorothée Thébert Filiger

On a tous un proverbe, caché quelque part, auquel on s’accroche et qui est censé nous guider vers le bonheur. Seulement voilà, il y a comme un léger décalage entre ce proverbe et… la vie. La création de la Cie Lascam expérimente ce décalage entre mots d’ordre et vie, entre raison et ressenti.

Une pierre grise posée sur un coussin fleuri, au milieu d’un vaste sol quadrillé noir et blanc. Surréaliste. On entend une flûte asiatique, la brume envahit le plateau. Mystique. Un guerrier se profile, enchaîne des mouvements d’arts martiaux, finit par se poser au-dessus de la pierre. Étrange. Il soulève la pierre, lourde, se concentre et… la rompt. La pierre est maintenant en deux morceaux. Division de ce qui était un. Le bal du décalage peut commencer.

Valerio Scamuffa a développé la pièce en collaboration avec la comédienne espagnole Olga Onrubia. Sur le feuillet du spectacle, l’artiste lausannois nous parle du décalage : « Construite en deux temps, la pièce explore cette notion de dualité. Nos émotions et notre raison, notre esprit et notre corps, notre être social et notre être sauvage, le masculin et le féminin. Nous avons appris à nous séparer, des autres certes, mais aussi de nous-mêmes. ».

Décalage entre homme et femme. Deux individus entrent sur le plateau. Habillés de chemises fleuries, ils tournent en rond, énergiquement. Il porte une perruque, elle porte une barbe. Ils se présentent, se disent perdus. Mais ils ont « très très envie d’être heureuses ».

Décalage entre langage et corps. Ils parlent des proverbes qui les aident, comme : « ce qui vient, convient ». Sourires complices dans le public. C’est qu’ils sont drôles et attachants, avec leur manière de parler en se replaçant la chevelure derrière l’oreille. Ils se renvoient les phrases en ping-pong, tournent en rond sur les carrés du sol et tout leur débat finit dans un grand éclat de rire. Le corps reprend le dessus et, avec lui, l’irrationnel.

Décalage entre hémisphère gauche et hémisphère droit. Oui, parce qu’au fond, on assiste à un cerveau qui réfléchit. Il se demande pourquoi il n’est pas heureux. Et il tente de trouver une solution rationnelle. Puis on a affaire à un corps humain, qui, lui, cherche la sensation du bonheur, dans l’immédiat.

Mais une fois que l’on croit l’avoir saisie, cette dualité, tout commence à se mélanger. Décor, lumière et musique dansent avec les mots des acteurs, et le tout passe à une autre échelle. Les angoisses personnelles entrent en résonance avec la spiritualité asiatique, le monde baroque, la prostitution, la figure du Christ. Le lien au corps et à sa souffrance. Le lien à l’autre.

Les acteurs ont touché le public ce soir-là, par leur jeu exprimant la faiblesse, la vulnérabilité. Pouvoir dire qu’on est perdu, que quelque chose ne va pas. Laisser un temps de vide, un temps incohérent, avoir l’air bête devant l’autre. Mettre à nu son raisonnement, ses émotions et son corps. Peut-être que c’est par là qu’un chemin est possible ? Peut-être devons-nous apprendre à moins séparer et, comme le dit Valerio Scamuffa, à « laisser entrer une part de magie dans notre chair » ? Et peut-être même que cette dualité, fantasme de philosophe, n’existe pas vraiment.

31 janvier 2017


31 janvier 2017

Ecume

© Dorothée Thébert Filiger

Valério Scamuffa nous invite dans une réflexion sur la quête du bonheur et l’absurdité de cette quête. On entre doucement, et puis, comme pour souligner l’instabilité de la réflexion, on se perd. Peut-être trop ?

Il y a eu ce moment où j’étais égaré, l’étrange sentiment de perdre pied sur un sol pourtant bien dur. J’étais là, spectateurs parmi les miens, attentif, silencieux, le cerveau prêt à tisser les liens, les yeux parés pour saisir les événements, les oreilles toutes dirigées vers la scène. Et puis tout d’un coup, je me retrouvai groggy, comme pris en traître par une ivresse fourbe, les mots, les images, ce qui se jouait devant moi me résistaient, d’un coup m’étaient imperméables comme si une vitre en plexiglas était soudain tombée devant moi.

Cela avait commencé par une forme de rêve, un espace onirique figuré par un sol en damier au centre duquel, sous une colonne de lumière, reposait sur un coussin fleuri une pierre endormie. Il y avait de la fumée, comme une écume qui léchait le sol et de laquelle naissait un corps, un crabe, un homme ou une femme, un humain. J’étais porté par les sons qui passaient d’une douceur méditative à un entrain martial. J’avançais sans trop savoir vers quoi, cela m’importait peu.

Et puis le rêve se lève et fait place à deux personnages aux vêtements fleuris qui parlent et tournent en rond. Quelque chose qui, comme la feuille de salle l’indiquait, tient d’un questionnement ontologique. Le jeu est maîtrisé par les deux acteurs ; parfois un rire de connivence avec les spectateurs ; un discours sur la recherche du bonheur qui se donne d’abord par la discussion puis par une forme de conférence. On avance, au sol le rythme du damier se casse en son centre par le pivotement d’une série de carrés noirs et blancs ; plus tard c’est la pierre qui se scinde. C’est l’histoire de notre cerveau gauche et de notre cerveau droit, de notre dualité, d’une unité à retrouver, et puis…

Le spectateur que je suis est comme écarté du spectacle qu’il voit. Catharsis ? Sur le mode de cette question du bonheur qui ne peut rationnellement trouver de réponse mais qui se déploie dans l’abandon, les spectateurs doivent-ils aussi s’abandonner et ne plus chercher à faire sens ? Peut-être. Cette création de Valério Scamuffa interroge tant par sa mise en scène que par le thème qu’elle aborde. La quête du bonheur semble indicible et tourne en rond comme les protagonistes ; les mots manquent, les corps s’expriment, on entre dans une dimension performative. Je perds pied et n’accède plus à ce qui se donne devant, je n’arrive plus à faire du sens. Ou du moins, il me reste l’étrange sentiment que ça fait sens pour les deux personnages, qui finalement, chacun enroulé dans du tissu argenté, déclament, monotones, des propositions aux accents christiques. Comme l’écume qui lèche les pieds, le spectacle laisse l’impression étrange de s’être baigné et d’être pourtant sec.

31 janvier 2017


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