Par Basile Seppey
Une critique du spectacle :
Tokaïdo / de Fred Mudry et Pierre Mifsud / Petithéâtre de Sion / du 12 au 22 janvier 2017 / Plus d’infos
Le Japon est toujours plus ou moins à la mode. Il bénéficie d’un statut étrange, celui d’autre, de différent, de dépaysant mais sans jamais devenir inconfortable. Comme un envers d’ici, mais pas complètement. Des grandes villes aussi, mais des baguettes. Des vieux villages dans les montagnes, mais des bambous. Fred Mudry et Pierre Mifsud nous entrainent dans leur Japon, celui où ils n’ont jamais été.
Au Petit Théâtre de Sion, on a une manière bien particulière de présenter les spectacles. Dans la salle du haut, où se tiennent le bar, la caisse, quelques tables et chaises, juste avant la représentation, les lumières s’éteignent et quelques comédiens montent sur une scène minuscule pour nous livrer un « déchiré de rideau ». C’est une saynète d’une dizaine de minutes, souvent drôle, toujours liée au spectacle à venir, qui tout en évitant l’aride présentation didactique, crée un véritable sas permettant une entrée optimale dans la pièce présentée. Si d’abord ce sont Fred, Alain Mudry ou encore Pierre Mifsud eux-mêmes qui ont joué ces « déchirés de rideau », depuis quelques temps, la tâche incombe à des migrants domiciliés à Sion, accompagnés par les intervenant du projet Ateliers 11. Ainsi, toutes les représentations de Tokaïdo seront précédées du récit du périple de Resa et de sa famille : un petit détour, en somme, de l’Afghanistan jusqu’à Sion avant d’emprunter la fameuse route qui relie Edo à Kyoto.
Avant tout voyage, il convient de vérifier si les bagages contiennent bien tous les objets dont l’utilisation peut s’avérer nécessaire. Aussi, le spectacle commence par une présentation au public de chaque élément présent sur scène. On passe donc en revue une multitude de boîtes, installées de manière à représenter une sculpture japonaise, chacune contenant un accessoire, plus ou moins japanisant, dont il sera fait usage plus tard. Puis on s’arrête sur les trois bandes de papier au fond de la scène, qui feront office de coulisses lors d’un travestissement ou d’une ellipse avant de nous présenter les différentes couleurs choisies pour l’éclairage en nous donnant leur code RVB, déclenchant par la même occasion, « à vide », les effets visuels et sonores qui jalonneront la pièce. Puis les comédiens se présentent eux-mêmes, habillés, hormis leurs chaussures, à la mode occidentale, et nous livrent alors, directement, sans trop de fioritures, la genèse et le projet de Tokaïdo, à savoir raconter un voyage au Japon qu’ils n’ont pu effectuer pour de mystérieuses raisons.
Toute cette partie d’introduction, adressée de manière simple et directe au public, qui pourrait sembler au premier abord rébarbative, est principalement assumée par un Pierre Mifsud aussi captivant et affable que dans ses Conférences de choses. Avec un langage châtié, presque maniéré, il parvient, en nommant et commentant de manière à la fois précise et vaine des objets visibles et communs, à rendre une certaine vacuité du langage, un certain absurde des formules évidées, le comique du bavardage.
Ce début semble fonctionner comme un repas japonais que l’on cuisine devant vous. On vous présente d’abord les différents ingrédients de la recette et le spectacle commence. Ce qui, au début, nous paraissait familier, nous laissait dubitatifs, emporté dans la dynamique avouée de la représentation, se goûtera et s’appréciera comme quelque chose d’exotique, de typique.
Pour pallier leur voyage avorté, les deux comédiens choisissent d’emprunter dans un premier temps la trame d’une œuvre littéraire japonaise intitulée À la force du mollet sur le Tokaïdo (1802-22) de Jippensha Ikku. Elle met en scène deux compères, Yaji et Kita qui décident d’emprunter la longue route du Tokaïdo qui relie Edo, l’ancien Tokyo, à Kyoto. Mais bientôt d’autres fictions, exclusivement japonaises, viennent s’imbriquer au sein des différentes tribulations des deux compagnons. On fera autant appel à des films de Kurosawa qu’à ceux, plus récents, d’Hitoshi Matsumoto, et l’on aura recours également à de nombreux contes et légendes traditionnels aussi bien qu’à des mythes plus modernes comme celui de Tetsuo, l’homme-robot.
À l’image des boîtes que l’on ouvre et que l’on referme pour s’emparer d’un accessoire, ces fictions enchâssées comme des poupées russes seront sans cesse soumises à des ruptures d’illusion, sous la forme de rappels du nom que le comédien porte à ce moment où des commentaires émis par celui-ci envers son personnage. Cependant, ces ruptures ne peuvent être réduites à leur fonction didactique : le jeu qui les investit, tout en facilitant la compréhension et l’enchaînement des histoires, les rends comiques.
Ces fictions enchevêtrées ne se contentent pas d’évoquer un japon drôle et absurde, elles renvoient également par le biais de mises en abymes à leur propre représentation, au théâtre : un samouraï accompagné de sa fille, capturé par le Clan du Poulpe, doit, pendant trente jours, essayer de faire sourire un enfant triste, sous peine de devoir se suicider.
Les liaisons des différents épisodes lors desquels se succèdent le chant, la danse et le jeu relèvent d’une étrange poésie. Aussi, les comédiens ont fait le choix de miser sur la souplesse de notre imagination : au « pourquoi ? » est suppléé le « pourquoi pas ? ». Et c’est ce qui permet à la pièce, si le public se sent d’humeur à suivre les comédiens, s’il en « est d’accord », de mettre en scène un vrai Japon fantasmé. À la pratique du théâtre documentaire, pointilleuse et jamais qu’arrangée, à une sacro-sainte vérité, Fred Mudry et Pierre Mifsud ont préféré un mode de représentation qui s’avoue en tant que tel, proche de la fiction, du conte. L’exotisme, l’efficacité du spectacle semble d’ailleurs surtout reposer sur sa mise en scène. Il suffit de quelques rares mots japonais, quelques sons, quelques mimiques pour semer dans nos esprit une suite d’estampes d’Hiroshige, pour créer tout un monde.
Tout en simplicité, en légèreté, Pierre Mifsud et Fred Mudry racontent et montrent avec talent un Japon de livres, de films et de rêves. Ils parviennent, comme les migrants qui les ont précédés, à rendre imaginable, à partager, avec un minimum de moyens et beaucoup d’humour, un périple dans l’inconnu, un ailleurs.