Sans Partir

Sans Partir

de Julien Mages / Cie Julien Mages / Arsenic / du 19 au 29 janvier 2017 / Critique par Kendra Simons.


19 janvier 2017

Délire schizophrénique en musique

© Sylvain Chabloz

Julien Mages présente sa nouvelle création à l’Arsenic : un monologue poétique qui dessine, en mots et en musique, l’errance – et la désespérance – d’un fou à travers la ville de Lausanne.

Le fou en question est incarné par Juan Bilbeny. Le corps de l’acteur est secoué par les mots, qu’il soit statufié dans une position inconfortable ou pris d’impulsions saccadées. Le texte prend vie dans ce corps jusque dans ses orteils… qu’on voit apparaître à cause des chaussettes trouées, d’un rouge vif qui contraste avec les habits foncés et le plateau sombre.

Le décor, sombre lui aussi, est constitué d’un promontoire rectangulaire depuis lequel le personnage nous emmène dans ses images poétiques. Autour de ce promontoire : batterie, guitare, piano, basse, orgue électronique. Car le fou n’est pas si seul que le texte veut bien nous le faire croire : un musicien tout habillé de noir le soutient dans ses délires lyriques, se déplaçant d’un instrument à l’autre, changeant d’ambiance entre une ligne mélodique lente au piano et les cris stridents de la guitare électrique.

Porté par la musique, le flâneur dépressif nous parle de son combat pour sortir de son lit, de son appartement, puis de son trajet : Malley, métro, Flon, métro, gare, café, métro, lac, banc, nuit. Viennent le saisir des visions qui le ramènent – et nous avec  – à un autre temps : éclairs furtifs de bonheur, de vignes au soleil, d’amour peut-être. C’est le temps d’avant son internement psychiatrique, d’avant qu’il perde son travail : quand il était encore « normal ».

Il faut dire que Julien Mages n’en est pas à sa première création autour des troubles psychiques : son tout premier triptyque théâtral (Cadre Division en 2006 ; Division familiale en 2007 ; Division III (jaune oraison) en 2008) abordait déjà les thèmes du suicide, de la psychose et de la dépression.

L’auteur ne s’y opposerait pas, Sans Partir peut faire baudelairien. Mais ce Baudelaire se balade chez nous, à Lausanne, et respire l’air du XXIème siècle ! Avec une touche décalée, un peu étrange, presque drôle, comme lorsqu’il nous dit que le problème du lac, c’est qu’il manque de sel. Le texte est d’une grande beauté, porté par un souffle qui nous emmène à toute vitesse dans ses vagues culminantes, nous accroche dans ses moments haletants pour finalement nous suspendre dans ses silences. Un jeu d’ombres et de lumières vient nourrir cette prose, avec par moments une lumière chaude d’après-midi qui nous ferait presque oublier la douleur de cette errance vide de sens.

Mais cette errance est-elle vraiment si vide et vaine ? La quête de sens semble rythmer le texte, dialoguant avec un sens chrétien qui se cristallise dans la phrase « Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés ». Rire cynique. Et pourtant, les ombres projetées par le jeu des lumières sur les murs semblent prendre tout à coup des formes d’anges…

Lorsque le musicien vient rejoindre l’acteur sur son promontoire pour saluer le public, on remarque pour la première fois qu’il porte, lui aussi, des chaussettes rouges trouées. Ironie dans la folie ? Clin d’œil contre la solitude ? Un sens qui se dessine malgré tout pour lutter contre l’absurdité de la dépression ? Ce « monologue-poème » est d’une grande subtilité et vaut la peine d’être vu et écouté.

19 janvier 2017


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