Mesure pour mesure
de William Shakespeare / mise en scène Karim Bel Kacem / Théâtre de Vidy / du 18 au 26 janvier 2017 / Critiques par Alicia Cuche et Céline Conus.
18 janvier 2017
Par Alicia Cuche
Je vois tout, je sais tout
Big Brother a investi Shakespeare : murs transparents, vidéo-surveillance, personnages espionnés et mis sur écoute. Le public voit sans être vu, entend sans être entendu. On devient témoins et jury. Et pourtant un seul point de vue est permis : prison, ou bureau du pouvoir ?
« Qui veut aller en prison ? Qui veut aller dans le bureau d’un homme de pouvoir ? » L’expérience théâtrale que nous propose Karim Bel Kacem commence avant même d’entrer dans la salle, car il faut choisir : la prison ou le bureau ? En effet, une des particularités de cette mise en scène est de limiter notre perception à l’un des points de vue. Pas de changement de décor ici, un cube en verre divisé en deux blocs fait office de scène ; le spectateur choisit quel bloc sera son premier plan. Pour ceux qui connaissent la pièce de Shakespeare, cela revient à privilégier le condamné Claudio ou le juge Angelo. Face à nous, un homme aux cheveux roux tourne comme un lion en cage. Et c’est le cas de le dire : une vitre nous sépare, et le bruit de ses pas ne s’échappe pas du cube. Pour écouter la pièce, il faudra mettre les casques. C’est la deuxième particularité du spectacle. Cela vous fait penser à une salle d’interrogatoire ? En effet.
Dans la salle de conseil, Escalus et Angelo rejoignent le Duc. Ce dernier va s’absenter et remet son pouvoir sur la ville à Angelo. Ce très sévère juge se révélera à la fois impitoyable dans ses sentences et immoral dans sa conduite envers la jeune sœur de Claudio, chaste novice dans un couvent, venue demander grâce pour la vie de son frère. Heureusement, le rusé Duc veille et surveille.
Le cube s’obscurcit et une lumière se fait de l’autre côté du bureau, derrière la vitre du fond. Pour certains, la prison apparaît, ainsi que l’autre moitié du public. On voit tout, ou presque, car les comédiens semblent n’avoir que faire des spectateurs : ils tirent les persiennes entre les deux décors et nous tournent le dos. Placés de part et d’autre, les deux publics ne voient pas les mêmes visages. En revanche, on entend tout, et en simultané : les scènes et les actes se mélangent, alternent, liant du même coup plus étroitement les décisions des uns et les actions des autres. La multiplication des moyens visuels facilite la superposition des espaces. Les vitres, par moments, deviennent écran et le théâtre se fait cinéma : y défilent des gros plans et des captations de vidéo-surveillances. Pas de doute, nous sommes témoins. L’utilisation de la vidéo, lorsqu’elle s’ajoute aux déclarations des personnages, renforce l’impression que le Duc a tout manigancé, qu’il a voulu piéger Angelo. Quand règne Big Brother, même le chat parti, les souris devraient se retenir de danser.
À force d’être reclus derrière une vitre et engoncés sous nos casques, on en devient presque trop spectateurs : on observe, mais les acteurs ne nous regardent pas, ne se positionnent même pas face à nous, ils vivent leurs vies. Les casques nous rapprochent autant qu’ils nous isolent. Nous entendons les comédiens, mais plus les réactions du public. Le rythme lent de la pièce renforce cette impression d’isolement et d’interrogatoire. À moins que cela ne soient les écouteurs et la vitre. Le jeu est très convaincant, avec un Angelo imperturbable ou presque, un Lucio impertinent et décontracté et une Isabella prude, réservée et pourtant passionnée. On se demandera seulement pourquoi elle reste, spectatrice voyeuriste, lors des ébats charnels entre Angelo et Mariana. De même, le but des oublis de texte à répétition du Duc, vers la fin de la pièce, ne semble pas évident à éclaircir, pas plus que le rôle de présentateur de jeu télévisé vaguement comique qu’il endosse à ce moment. Chacun jugera également de la pertinence des chansons jouées constamment en arrière fond.
Les lumières dans le cube se tamisent et celles de la salle s’allument : les personnages découvrent, surpris, notre présence muette et scrutatrice. Car c’est un peu ça, le théâtre, aussi : le public observe et juge la vie qui lui est donnée à voir. Entre théâtre, cinéma et salle de tribunal, Mesure pour Mesure de Bel Kacem nous invite à assumer jusqu’au bout notre place de témoins omniscients.
18 janvier 2017
Par Alicia Cuche
18 janvier 2017
Par Céline Conus
Qui veut aller en prison ?
Assister à une pièce de Shakespeare aujourd’hui, dans une mise en scène qu’on sait ne pas être « classique », c’est remettre encore une fois sur le tapis la question de l’actualisation. La mise en scène doit-elle actualiser les pièces ? Est-ce son rôle ? Comment doit-elle s’y prendre ? Karim Bel Kacem, au Théâtre de Vidy, explore divers moyens pour proposer une réflexion sur le pouvoir d’aujourd’hui tout en gardant sans cesse la pièce de Shakespeare au centre de ses préoccupations. Une véritable expérience, qui réconciliera certains spectateurs avec le théâtre contemporain.
« Qui veut aller en prison ? Il y a encore de la place en prison », demandent les ouvreurs. Le dispositif créé par Karim Bel Kacem propose au public de choisir le point de vue duquel il va voir la pièce de Shakespeare : soit du côté de l’accusé, Claudio, soit du côté du pouvoir, incarné par Angelo. La scène est comme un cube de verre, séparé en deux par une vitre sans tain. D’un côté, la prison, en fait la salle d’exécution ; de l’autre, le bureau du duc, qui devient celui d’Angelo. Les deux publics, de part et d’autre, n’assisteront donc pas tout à fait au même spectacle, si l’on peut dire, bien que l’écran qui les sépare devienne parfois transparent, laissant deviner les autres spectateurs. Chacun est invité à mettre un casque sur ses oreilles. Il y entendra les dialogues prononcés à l’intérieur du cube, et aura aussi parfois accès à la voix intérieure des personnages, ce qui se passe dans leur tête, ce qu’ils se disent, se croyant seuls avec eux-mêmes. C’est une façon ingénieuse de traiter le monologue, moment toujours délicat à mettre en scène et difficile à interpréter avec justesse pour les comédiens. On peut déplorer le volume du casque, non réglable, et parfois insupportable, quand un personnage hurle par exemple, véritable agression auditive. La musique tient une place importante dans la pièce, accompagnant les personnages ou les situations, comme un décor auditif, fixant l’ambiance, accentuant les atmosphères. Quand le duc revient grimé en vieux moine, c’est la chanson « Frère Jacques » en mode mineur qu’on entend, obstinément. Le casque opère comme un lien entre le cube scénique et le public mais aussi entre le texte et le public. Au troisième acte, le moine rend ainsi visite à Claudio en prison et, dans une longue tirade, lui explique qu’il ne sert à rien de fuir la mort : croyant s’en éloigner, on court à sa rencontre. Il chuchote à l’oreille de Claudio mais aussi dans la nôtre : un seul écouteur du casque retransmet le son. Nous sommes alors tous Claudio, les propos nous sont directement adressés. Impossible d’y rester insensibles, impossible de résister au texte.
André Malraux disait qu’une grande œuvre a cela de spécifique que ses structures de significations restent toujours ouvertes aux temps. Pour « actualiser » une pièce, les metteurs en scène ont tout un arsenal technique à leur disposition : sons, lumières, vidéos, architectures scéniques variées, etc. Il suffirait de dire qu’il faut que tout cela soit utilisé à bon escient, c’est-à-dire dans l’intérêt de la pièce, en respectant son esprit. Et après ? Ici la pièce, ou son « esprit », ne servent pas de prétexte à l’exercice d’un dispositif ingénieux ou d’une pure imagination. Les moyens modernes ne sont pas utilisés pour eux-mêmes. Chaque détail de la mise en scène a été pensé sans perdre de vue la pièce de Shakespeare, c’est-à-dire son sens et la réflexion qu’elle suscite, ô combien actuelle, hélas, sur le pouvoir et ses effets sur l’homme qui le détient. À voir Angelo perdre le contrôle, brûlé, grisé par la puissance du pouvoir qui lui est donné tout à coup, on ne peut s’empêcher de penser au 20 janvier 2017, jour de l’investiture de Donald Trump : un autre Angelo reçoit le pouvoir, reste à savoir ce qu’il va en faire.
18 janvier 2017
Par Céline Conus