L’étranger

Par Thomas Cordova

Une critique du spectacle :
J’appelle mes frères / de Jonas Hassen Khemiri / mise en scène de Michèle Pralong / Le Poche (Genève) / du 9 au 29 janvier / Plus d’infos

©Samuel Rubio

Est-ce que c’est lourd, une tête à porter ? Oui, si c’est celle qu’il ne faudrait surtout pas porter. La tête du coupable. La pièce de Jonas Hassen Khemiri est centrée sur ces visages qu’un contexte de tension, un mouvement de pensée ou une attitude sociale vont mettre au banc des accusés. La mise en scène de Michèle Pralong rend sensible le climat de guerre qui exacerbe les suspicions.

En temps normal, les étrangers, on leur fout plus ou moins la paix et eux font tout pour plus ou moins la trouver. Amor est l’un de ceux-là. Oui, il fait partie de ces gars dont la tête, le visage interpelle. Il est émigré. Ou immigré : cela dépend, bien évidemment, de la situation dans laquelle on se place pour lui coller cette étiquette. Mais lorsque le quotidien est balayé par un événement extraordinaire, un événement terrifiant, comme il en arrive de plus en plus aujourd’hui, un peu partout, l’étranger devient objet de suspicions. Pire : il est certainement la source de ces problèmes, le semeur même de ce chaos. Qui sème le vent… Amor pourtant, n’a rien d’un semeur et malgré lui, après un attentat au centre-ville, il se retrouve dans la tempête.

Que faire, alors, quand on est au cœur du vent ? Amor appelle ses frères. Et c’est autour de cet appel que la pièce tourne. Chaque acteur interprète plusieurs rôles, sauf celui qui incarne Amor, source fixe dans la tourmente. Les répliques sont celles des conversations téléphoniques, parfois imaginées par le personnage, aucune conversation en face à face. Amor est véritablement seul avec pour unique outil de communication son téléphone portable. La pièce originale est construite sur un monologue : ici, les acteurs incarnent tour à tour l’état de panique, de repli sur soi, de la volonté d’anonymat d’Amor ou des personnages passés ou présents avec lesquels il converse.

L’ambiance, elle, est au climat de guerre, sur une scène envahie de flashs et une musique oppressante. Tout ça prend des airs assez angoissants et pourtant non, il y a de quoi respirer grâce à l’humour. Oui, l’humour, ce décalage de réalité qui nous permet de prendre quelques inspirations et un peu de recul face à une problématique loin d’être légère. Et Jonas Hassen Khemiri le maîtrise très bien, ce décalage. Il donne ainsi de l’espace au vent qui peut, du coup, rugir un peu plus faiblement et nous donner la possibilité d’entendre clairement son message. Un message camouflé sous le cri qu’Amor destine à ses frères, ceux qui portent la même tête que lui : « Planquez-vous ! Devenez anonymes ! Fondez-vous dans la masse ! »

Que faire, donc, quand on ressemble trop à un poseur de bombes ? Où aller quand on a la seule volonté d’être anonyme ? Quand notre tête, nos traits ont tout pour faire de nous un criminel, quel type de basse innocence faut-il chercher ? Finalement, il est dans la pièce, un conseil poétique et léger qui nous dit peut-être, lorsque le vent souffle, de simplement sortir un cerf-volant.