La conquête de l’inutile

La conquête de l’inutile

Mise en scène de Oscar Gómez Mata / Cie Alakran / Arsenic / du 7 au 11 décembre 2016 /  Critiques par Valmir Rexhepi et Nadia Hachemi.


Débauche

10 décembre 2016

© Javier Marquerie Bueno

Oscar Gómez Mata et la compagnie Alakran nous amènent aux portes de l’inutile, là où le sens semble s’être enfui mais où paradoxalement il est le plus présent. Enthousiaste, bruyant et brillant, le spectacle fait mouche.

C’est un jeu qui commence sur l’écran, en fond de scène, où est projetée une façade de l’Arsenic devant laquelle trois êtres bigarrés avancent face au vent. C’est un vent qui rugit dans les haut-parleurs de la salle, qui vient lécher nos visages et nos cheveux grâce à des ventilateurs fixés sur les côtés des gradins. Le jeu, par le vent, passe de l’écran à la scène.

Un jeu ?

Oscar Gómez Mata propose, avec ce spectacle, une réflexion comprise entre les bornes de l’effort et du résultat. À maintes reprises, des affiches portant les inscriptions « Effort maximum » et « Résultat minimum » sont mises en évidence dans l’espace scénique par trois comédiens campant le rôle de leur propre être ou celui de l’ombre de personnages historiques (Guy Debord, Virginia Woolf, Jorge Luis Borges). L’espace à leur disposition est peut-être un salon, une chambre, une salle de sport, ou un grenier : il y a là des objets qui vont être détournés de leur usage. Un travestissement aux portes des œuvres de Duchamp, le but n’étant cependant pas de requalifier l’usage des choses mais de l’évacuer, de le rendre inutile. Ainsi en va-t-il aussi des personnages et de leurs discours : tandis que Javier parle des débuts de la compagnie Alakran, les ombres de Woolf et de Debord parlent d’Héraclite, « de Panta rei », d’intrication quantique.

On ne sait plus s’il faut écouter ou simplement se laisser porter par les mots. La débauche de parole se double alors d’une débauche d’énergie pour construire des structures sans but avec les objets, pour danser et pour raconter l’histoire de chacun des comédiens avec quasiment les mêmes mots (seuls diffèrent les noms et les prénoms). Pour aussi faire exploser l’espace avec des ballons immenses qui miment peut-être, par leur gonflement, la déflagration des bombes. Puis pour remettre l’espace en ordre.

C’est un jeu au même titre que peut l’être n’importe quel sport, où l’énergie dépensée est avant tout perdue, le reste n’étant que convention. C’est un jeu où la répétition souligne l’identité des choses et des êtres en même temps qu’elle les distingue. C’est enfin le vertige enthousiaste parce que, tandis qu’on est à la conquête de l’inutile, on en oublie presque ce qui est utile.

10 décembre 2016


De l’utilité de l’inutile

10 décembre 2016

© Javier Marquerie Bueno

« Effort maximum, résultat minimum ». Comment mieux représenter la figure de l’Enthousiaste ? Un drôle de personnage qui, en ce moment, à l’Arsenic, fait l’objet des explorations et expérimentations de la Compagnie L’Alakran. Le plus étonnant ? Son goût de l’inutile. Et si c’était précisément l’inutilité de son objet qui rend l’Enthousiasme essentiel ? Élan désintéressé, il nous empêche de sombrer dans les abîmes du Désespoir.

Alors que les ombres de Virginia Woolf et Jorge Luis Borges philosophent, se plaignent, lassées d’être condamnées à rester des ombres pour l’éternité, Anatole parle. Il raconte les débuts d’une troupe de théâtre, sûrement celle qui est en train de jouer sous nos yeux ? Mais Anatole n’est pas vraiment Anatole, en tout cas, il ne s’appelle pas ainsi. Serait-il donc Javier Barandiaran, l’acteur ? Tour à tour Txubio Fernández de Jáuregui et Esperanza López laissent tomber le voile, et d’ombres, redeviennent eux-mêmes, des acteurs en pleine performance face à nous. Mais lequel de leur personnage jouent-ils ce soir ? Sont-ils vraiment eux-mêmes ? Les identités sont mouvantes dans ce spectacle qui brouille à plaisir la frontière entre fiction et réalité, acteurs et personnages.

Les ombres et Anatole occupent ensemble la scène, interagissent, mais semblent pourtant occuper des plans diégétiques et ontologiques différents. Deux histoires se déroulent simultanément, celle d’un Enthousiaste et celle des morts qui « entourent » les vivants. Comme l’ombre de Borges le fait remarquer, « il y a plus de morts que de vivants » sur terre. De l’interaction entre les vivants et les ombres émerge une réflexion sur l’Enthousiasme, et ce qui le défie.

L’Enthousiasme, c’est ce qui est perdu, et à conquérir, toujours fragile, continuellement menacé sur la scène par le Désespoir, représenté par d’immenses sacs noirs qui, comme des airbags, se gonflent à grand bruit, se dilatent, prennent toute la place et détruisent tout sur leur passage. Du décor que les ombres avaient si minutieusement recréé, déplaçant chaque objet pour former des constructions brinquebalantes, ne restent que des débris. La traduction en termes scéniques de la phrase « Effort maximum, résultat minimum » que brandissent les personnages. Une devise qui s’applique parfaitement aux arts de la scène. Des mois d’écriture et de répétitions avec pour seul aboutissement une ou deux heures de spectacle. Une fois que les applaudissements retentissent, de la pièce, seuls survivent les souvenirs qu’en garderont les spectateurs. Le théâtre, c’est le comble de l’inutile, ce qui rend sa performance si précieuse. Car, comme le dit l’un des personnages, c’est dans l’inutilité qu’on trouve « la vérité de la vie » et « le repos de l’âme».

Pourtant, pas de repos pour les spectateurs, qui à la sortie de la salle ont l’impression d’avoir survécu à une tornade. Des couleurs, des cris, de la musique bruitiste, des vidéos, des ombres chinoises, de la danse, un tourbillon, un flot d’images, de sons et de mouvements des plus déstabilisants. Sentiment partagé par les personnages qui luttent pour rester eux-mêmes et garder leur enthousiasme. Deux tempêtes mentales qui se cristallisent explicitement dans une scène cruciale qui emblématise autant la tension que met en scène le spectacle que les impressions des spectateurs. De violentes bourrasques balayent à grand bruit la scène et les spectateurs assis aux premiers rangs. Les personnages luttent pour rester debout, avancer malgré tout, ne pas se renverser, ne pas s’effondrer. Les spectateurs auront du mal à s’en relever.

10 décembre 2016


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