La Comédie des erreurs
William Shakespeare / mise en scène de Matthias Urban / TKM- Théâtre Kléber-Méleau, Lausanne / du 1 au 22 décembre 2016 / Critiques par Céline Conus et Alice Moraz.
« Shakespeare, ça déchire ! »
2 décembre 2016
Par Céline Conus
Le metteur en scène suisse Matthias Urban relève avec brio le défi que constitue la mise en scène d’un auteur classique. Revisitée, entre théâtre et comédie musicale, la pièce de Shakespeare n’en conserve pas moins son esprit et son but : faire (beaucoup) rire !
Ce soir là, soir de première, le public du TKM était délicieusement hétéroclite : couples d’un certain âge qu’on devine habitués des théâtres, trentenaires branchés, parents avec leurs enfants, et jeunes élèves venus avec leur professeur. « Shakespeare, ça déchire ! », souffle l’un d’eux. L’auteur en question aurait sans doute apprécié ce compliment, qui venait du cœur. Des chansons, du rap, de la danse, des gags, des bruitages, des bagarres, quelques mafieux, un sorcier marabout, deux jolies femmes et une abbesse rockeuse: ces jeunes ne s’attendaient peut-être pas à rire autant en venant voir du Shakespeare… et d’ailleurs beaucoup d’entre eux reviendront certainement au théâtre après cette soirée.
Deux paires de vrais jumeaux ont été séparées dans leur petite enfance. Chacun des jumeaux porte le même prénom : il y a donc deux maîtres nommés Antipholus et deux valets Dromio. Bien des années plus tard, ils se trouvent par hasard tous les quatre dans la même ville : la porte est ouverte aux quiproquos les plus fous. Mais Matthias Urban a choisi de compliquer encore un peu la chose ! Les jumeaux, dans les deux cas, ne sont pas joués par deux comédiens, mais par un seul. Un vrai défi lancé aux acteurs et à la mise en scène ! Les frères sont les mêmes, mais pas tout à fait, chaque jumeau ayant développé sa personnalité au fil du temps, chacun ayant fait son chemin. Pas le temps de changer de costumes entre les scènes, à peine un accessoire ou une façon différente de porter sa veste : tout repose donc sur le jeu d’acteurs.
Sur la scène, un deuxième plateau, plus petit, composite, en bois, et un fond de ciel bleu parsemé de nuages blancs dans lequel sont découpées, fondues dans le décor, trois portes, comme des passages secrets. De ces portes sortiront, entreront, dans une ronde folle, tous les personnages. Ils se croiseront, parfois sans se voir, sans se reconnaître ou en se confondant, disparaîtront et apparaîtront tout à tour… Le rythme sera partout, endiablé, et il faudra tenir la cadence, entre accélérations fulgurantes, effets de ralenti et arrêts sur image.
Il faut encore ajouter deux musiciens, assurant les bruitages qui peuvent rappeler le cinéma ou les dessins animés, et surtout la bande son musicale, composée par eux, interprétée en direct sur scène au moyen d’instruments aux sonorités étranges et loufoques : scie musicale, kalimba, piano à bouche, euphonium et même une pelle, transformée en guitare pour l’occasion ! Les comédiens eux aussi chantent et dansent, le tout rappelant parfois une comédie musicale légèrement kitsch : la salle éclate de rire lorsque Antipholus de Syracuse déclare sa flamme à Luciana avec une chanson d’amour un peu bon marché, tout en se déhanchant à la façon d’Elvis Presley, le tout baigné dans une lumière sucrée rose bonbon…
Ce qui frappe, c’est que tous sont très à l’aise dans leur rôle, très en communion avec leur personnage. On sent une direction d’acteurs précise et qui a certainement fait la part belle à la collaboration et à l’improvisation pour construire ces personnages et rendre crédible ce don d’ubiquité dont font preuve François Nadin (Antipholus) et François Florey (Dromio). On pourrait d’ailleurs s’amuser du fait que, comme pour brouiller encore les pistes, ces deux comédiens portent le même prénom ! Les répétitions ont dû comporter elles aussi leur lot de confusion …
L’actualisation, portée par des costumes, des attitudes physiques et des musiques relativement modernes est également soutenue par le choix d’une traduction très récente (2011). L’ensemble tient ses promesses et le défi est donc remporté, avec beaucoup d’audace et de brio : Shakespeare nous fait rire aux éclats, plus de quatre cent ans après l’écriture de la Comédie des erreurs, preuve aussi que le message est intemporel : on ne se connaît jamais vraiment soi-même, ni d’ailleurs notre voisin, fut-il notre frère jumeau…
2 décembre 2016
Par Céline Conus
On demande l’original … et la copie conforme
2 décembre 2016
Par Alice Moraz
Dans un décor simple mais protéiforme, le metteur en scène lausannois Matthias Urban propose une version moderne de La Comédie des Erreurs. Pièce de jeunesse de Shakespeare qui prouve que l’on ne peut se fier à ce que l’on voit, elle prend vie sur le plateau grâce à six comédiens qui passent sans difficultés d’un personnage à l’autre.
De grands draps de lin blanc servent à la fois de rideaux et d’écran : y est projetée en ombres chinoises une scène de naufrage, qui résume en images le début de la pièce la plus courte du dramaturge anglais. C’est en effet pendant un naufrage qu’Egéon perd sa femme Emilia, ses deux fils jumeaux, ainsi que les deux frères jumeaux qu’il avait achetés pour en faire les esclaves de sa progéniture. Chacun des parents s’étant, pour éviter la noyade générale, attaché à l’un des fils (tous deux s’appellent Antipholus) et à l’un des futurs valets (tous deux prénommés Dromio) les deux groupes sont séparés mais sains et saufs. Vingt ans plus tard, après avoir erré à la recherche de son second fils, lui-même parti en quête de son frère, Egéon échoue à Ephèse où il est condamné à mort : une loi interdit les échanges entre Ephèse et Syracuse, sa ville d’origine. Le duc d’Ephèse, attendri par son histoire, lui octroie une journée pour réunir la somme qui rachètera sa liberté. A la recherche de leurs frères respectifs, qui se trouvent en effet à Ephèse, Antipholus et Dromio de Syracuse y arrivent aussi peu après leur père. Les personnages sont alors entraînés dans un tourbillon d’apparences, d’illusions, de quiproquos et de malentendus. Tout s’embrouille, chacun se piégeant lui-même sans le vouloir jusqu’à en perdre le sens de sa propre identité. Tour à tour, les deux Dromio doivent exécuter des ordres qui n’ont plus aucun sens, leur maître n’étant une fois sur deux pas celui face auquel ils pensent se trouver.
Matthias Urban a choisi de n’avoir qu’un comédien pour jouer chaque paire de jumeaux. François Florey (Dromio) et François Nadin (Antipholus) font preuve d’une grande finesse pour interpréter chacun deux personnages à la fois. Ils sont certes jumeaux mais, ayant vécu une vie différente, ils ne sont pas tout à fait identiques. Le metteur en scène insiste sur leurs différences grâce à un détail de leurs costumes et à un accessoire en particulier : les lunettes, allusion évidente au fait que la vision est trompeuse et que chacun s’égare parmi les illusions. Si, finalement, même le public a du mal à suivre, ces changements de rôles renforcent le comique de la pièce.
Le décor un peu minimaliste est aussi pensé pour permettre les entrées et sorties des personnages en plusieurs endroits, rendant la confusion d’autant plus grande. Une surface hexagonale en bois fait office de place du village. Une porte additionelle, plantée au milieu du plateau, permet au comédien qui joue Dromio de disparaître et réapparaître à vue derrière le battant qui tourne à 360 degrés, incarnant ainsi un valet puis l’autre. En arrière plan se trouve un grand panneau qui représente un ciel bleu parsemé de nuages dans lequel sont découpées trois portes que l’on distingue quand elles s’ouvrent. Ce panneau sert tour à tour de maison, d’église et de promontoire pour les différents personnages qui y apparaissent en hauteur. Il est surprenant de voir soudain y surgir le duc comme s’il sortait d’un chapeau de magicien, ou la femme d’Egéon transformée en religieuse rock.
Les bruitages et morceaux musicaux sont assurés en direct par deux hommes eux aussi habillés de manière identique. Les instruments eux-mêmes ont une apparence qui ne concorde pas avec leur fonction : une pelle en guise de guitare électrique ou un piano servant de flûte. Tour à tour, ce sont les acteurs qui se mettent à chanter : un rap pour Dromio, une chanson française interprétée par Egéon ou du hard rock pour l’abbesse, habillée en Vierge Marie pour l’occasion. Reprenant la pratique de Shakespeare qui incluait souvent de la musique durant les représentations de ses pièces, le metteur en scène a choisi de dépoussierer La Comédie des erreurs. La traduction qu’il a choisie est d’ailleurs très récente (elle date de 2011) et modernise la pièce. On sort du théâtre un peu étourdi. À voir au TKM-Théâtre Kleber-Meleau jusqu’au 22 décembre 2016.
2 décembre 2016
Par Alice Moraz