What if They Went to Moscow
D’après Les trois sœurs de Tchekhov / mise en scène de Christiane Jatahy / Théâtre Populaire Romand / du 12 au 13 novembre 2016 / Critique par Valmir Rexhepi.
Identité
13 novembre 2016
Par Valmir Rexhepi
Les trois sœurs voudraient partir à Moscou afin de changer, sortir de leur torpeur. La question de la possibilité même de devenir quelqu’un d’autre est concrètement prise en charge par un dispositif scénique qui exploite les échappées possibles des personnages de théâtre par le cinéma.
C’est un exercice qui semble plaire à Christiane Jatahy : s’approprier un texte dramatique puis, par un dispositif scénique original, le transformer sans pour autant en perdre l’essence. C’était le cas notamment en 2011 avec le spectacle Julia (d’après Mademoiselle Julie de Strindberg), où l’histoire était actualisée dans le Brésil d’aujourd’hui et dans lequel le dispositif scénique faisait appel à la vidéo en direct.
Dans la continuité, avec What if They Went to Moscow, la metteuse en scène fait sien le texte de Tchekhov Les Trois Sœurs. L’histoire d’Olga, Maria et Irina est contemporaine du temps des spectateurs : les références contextuelles ne manquent pas, smartphones, Pussy Riots et autres chansons d’actualité. Le lieu où se joue le drame est, comme chez Tchekhov, la maison du père défunt, mais la langue – le portugais – situe l’espace quelque part au Portugal ou peut-être au Brésil ; dans tous les cas loin des datchas et des samovars de l’auteur russe. Quant aux hommes, ils sont pour la plupart évacués, évoqués parfois. Seuls sont maintenus, brièvement, le mari et l’amant de Maria.
La mise en scène intègre par ailleurs un dispositif qui renforce encore l’idée d’une appropriation, d’une reformulation par Christiane Jatahy : la présence de caméras sur scène, la division des spectateurs en deux groupes répartis entre une salle de cinéma et une salle de théâtre participe de ce même geste de création de la metteuse en scène. Par-là, les spectateurs semblent invités à ne pas seulement recevoir le spectacle en terme de comparaison avec son origine, à identifier çà et là ce qui est maintenu et ce qui est amputé, mais bien à faire l’expérience d’un théâtre qui va à la conquête de lui-même. Ainsi, la question des trois sœurs – est-il possible de changer ? – semble s’étendre au-delà du spectacle pour toucher aux principes même du théâtre.
Dans cette perspective, l’usage des caméras semble augmenter l’espace à disposition en créant, sur l’écran, des espaces autres : l’espace du visage, du regard, de la discussion intime. Ce qu’on pourrait considérer comme l’infiniment petit, sur scène, devient, sur l’écran, le centre de l’attention. L’histoire centrale, celle qui est déclamée, audible, est alors augmentée de ces petits riens, comme ces deux personnages qui semblent se parler mais qu’on n’entend pas. Alors, la caméra prend une place de choix dans la dramaturgie de la pièce : elle devient un stéthoscope, ou un microscope qui nous invite à sonder ce qui se passe au plus près des personnages.
Cela commence pour moi et d’autres spectateurs dans la salle de cinéma. Il y a d’abord des syllabes chaudes qui filent dans l’air tandis qu’on est encore dans le noir : quelqu’un, une voix de femme, nous indique à travers les microphones le jour, le lieu et l’heure. Puis l’image apparaît sur l’écran, deux têtes de dos. En face d’elles, des spectateurs. Voici que les deux têtes se retournent et semblent nous regarder par l’écran. Le jeu s’allume. Les diverses caméras obligent notre regard et nous invitent dans la proximité des personnages. On entend les chuchotements, on voit les yeux briller, à la commissure des lèvres un léger sourire se dessiner ; ou une douleur fugitive. On est là, dans leur intimité.
Entracte. Puis, pour nous, salle de théâtre.
Le spectacle recommence, on se dit qu’on va revoir tout ce qu’on a déjà vu, on anticipe, devine, prévoit. Niet. Le théâtre nous présente les personnages dans leur co-présence. Du rôle de confident, d’intime, que nous autorisait la captation rapprochée, nous voilà observateurs à distance. Ce qui était chuchotement intime dans la salle de cinéma devient un murmure inaudible. Les caméras sont maintenant des objets qui occupent l’espace, qui parfois semblent ralentir le jeu. Pourtant, malgré tout, la question demeure : aussi bien dans l’intimité de l’écran que dans la distance de la scène, les trois sœurs se heurtent à la difficulté, voire l’incapacité de changer. Le voyage pour Moscou conditionné par la tournure hypothétique dans le titre même du spectacle signale encore cette impossibilité d’échapper.
C’est là que Jahaty retrouve Tchekhov, ou que celui-ci parle avec celle-là. Ces trois sœurs qui se filment et nous livrent par les caméras une image d’elles-mêmes semblent tenter par-là de se – et de nous – mener ailleurs. De même, l’ailleurs du théâtre devient l’écran. Pourtant, de l’un à l’autre, ce n’est qu’une question de distance, de point de vue, d’accès : la porosité entre les deux souligne alors ce qui semble être comme une identité : Irina, Maria et Olga, malgré les caméras, restent Irina, Maria et Olga. Ainsi en va-t-il de ce théâtre.
13 novembre 2016
Par Valmir Rexhepi