Morb(y)des
De Sébastien David / mise en scène Manon Krüttli / Poche, Genève / du 21 novembre au 29 janvier 2017 / Critiques par Kendra Simons et Sarah Simon.
Poésie d’égout
26 novembre 2016
Par Kendra Simons
Une pièce qui nous fait descendre au demi sous-sol, pour aller dans le trou, voir ce qui se cache dans les égouts symboliques des laissés-pour-compte par la société. Y vivent deux sœurs qui tentent de ne pas voir les immondices, chacune à sa manière. En filigrane du monstrueux se dessine une poésie de la fragilité. Un spectacle qui marque.
Stéphany (« avec un ‘y’ ») délire devant son micro. Dans une de ses nombreuses envolées kitch-éthérées, qui rythment le spectacle sur la musique de Moby, elle devient cette fois les égouts de Montréal. Avec cet étrange je lyrique – « Moi chuis les égouts » – elle nous narre l’aventure épique d’un rat qui, en croquant une pilule antidépressive charriée par la fange, trouve soudainement un sens à sa vie, tandis que les humains qui marchent au-dessus de lui cherchent encore.
La pilule appartenait à Sa Sœur. Contrairement à Stéphany, elle ne s’échappe pas sur des forums internet ou en marchant dans les rues la nuit. Elle a une autre stratégie : posée sur le canapé depuis une éternité, elle regarde la télévision et la commente à coup de jurons québécois.
Si cette pilule, de même que les autres de sa plaquette, a fini dans les toilettes puis dans les égouts, c’est à cause Kevyn (« avec un ‘y’ »). Mais pour comprendre exactement pourquoi, il faudrait imaginer ce personnage, parler d’un mélange de forum virtuel et de réalité glauque, de silence effacé et d’ombre omniprésente. Et surtout, il faudrait évoquer tous ces « y », énigme de la pièce, qui reste à déchiffrer même après l’avoir vue !
Les acteurs incarnant ces trois personnages, respectivement Charlotte Dumartherey, Rébecca Balestra et François Revaclier, réalisent ici une véritable performance théâtrale. Avec le travail des corps – affalés, bondissants ou rigides –, avec le travail des voix – geignantes, naïves ou murmurées –, ils façonnent pour chaque personnage un petit monde en soi, une « couche de réalité » comme l’évoque Kevyn, qu’ils portent avec eux.
Le visuel du spectacle contribue à modeler ces « couches de réalité » : deux grands cadres blancs et carrés remplissent toute l’avant-scène, tandis qu’une multitude de ballons blancs transparents, de différentes tailles, tapissent le sol jusqu’à l’arrière-scène. Le fond de scène est un mur épais qu’on prendrait presque pour un vrai mur de sous-sol, avec les tuyaux, les lourdes portes, le blanc massif. Un effet abstrait et plastique se dégage de l’ensemble, travaillé dans les moindres détails : le costume-peau de Sa Sœur, rempli de ballons ; le costume-peau de Stéphany, qui nous fait voir à travers le gros pull de l’obèse une silhouette fine ; les lumières tantôt crues et violentes, tantôt colorées et douces. Pas de nourriture sur scène, ni de canapé. Seulement ces ballons blancs. Pas de télévision ou d’ordinateur non plus, le regard-public suffit. Tout est épuré et stylisé. Chacune son cadre blanc : Sa Sœur à gauche, affalée dans les ballons ; Stéphany à droite, s’agitant dans tous les recoins de son cadre.
La pièce a été produite sur place, par le Poche /GVE, dans le cadre de la formule sloop, un mode de création au temps court de répétition et au temps long de représentation, favorisant la recherche scénique, le jeu vivant et la création collective. Avec trois autres spectacles, dont Unité modèle, également mis en scène par Manon Krüttli, elle intègre le Sloop3_i-monsters qui raconte « les crises de l’intime contemporain » : les i-monsters, comme Stéphany et Sa Sœur, sont « les démons que l’on porte en nous », « avatars monstrueux tapis dans des recoins de plus en plus retranchés de nos êtres, qui nous dérangent et nous empêchent de correspondre-à, de nous fondre-dans, d’être reconnus-comme », selon Manon Krüttli.
On retiendra des Morb(y)des surtout l’humour, malgré un public touché qui ne rit pas beaucoup. Le décalage entre cet être braillant affalé sur ses bulles, cette fille trop enthousiaste en manque de rêve et cet individu grand et sombre qui ne dit mot, fait tout de même rire un peu. Le plus drôle est le jeu avec la langue, avec les langues puisque s’y côtoient et s’y rudoient le français, le québécois et l’anglais. Le texte de Sébastien David sait jongler avec les mots : « SA SŒUR. Tu m’as faite peur / T’es tombée / Pi ç’a faite bang / STE?PHANY, encore sonnée. Le Big Bang / SA SŒUR. Non ç’a juste faite bang ». Trouvant un chemin jusqu’au spectateur, l’humour transmet peut-être la douleur de ne pas exister vraiment, dans cette bulle d’un demi sous-sol. La fragilité humaine est exprimée à travers toute la subtilité de la poésie visuelle et, davantage encore, à travers ces tournures québécoises qui vous claquent à la figure en toute sincérité.
26 novembre 2016
Par Kendra Simons
Exister dans un monde qui nous efface
26 novembre 2016
Par Sarah Simon
« Salut bande de Freaks ! ». Montréal. Deux sœurs tentent d’échapper à l’ennui. L’une se gave de télé-réalité et de junk food, l’autre est rêveuse et essaie désespérément de communiquer avec le monde extérieur. La pièce nous embarque dans un voyage virtuel, entre rêve, réalité et hallucinations, questionnant ainsi des angoisses qui sont profondément contemporaines.
« Noir ! Chu l’univers, chu faite d’atomes… ». Stefany rêve, elle est tombée parce qu’elle ne mange plus. De l’autre côté de la demi-paroi qui sépare la scène en deux, Sa Sœur, Magali, une coupe de cheveux à la Amy Winehouse, avachie sur un sol couvert de ballons, devant une télévision imaginaire, la tire de son évanouissement d’une voix forte à l’accent québécois. Ainsi s’ouvre Les Morb(y)des. Cette pièce fait partie d’un « sloop » : peu d’acteurs, peu de metteurs en scène, peu de répétitions et différents spectacles représentés pendant plusieurs semaines par une même équipe, c’est le pari du Poche. Hier soir, Les Morb(y)des était joué individuellement, mais ce Sloop 3, intitulé i-monsters, se complète par trois autres spectacles qu’on peut voir par deux le week-end.
La lumière est parfois aveuglante, rouge, dansante, imitant la télévision ou parfois presque inexistante. Les personnages font face au public et lui donnent tour à tour le rôle de télévision, de communauté internet ou même celui du chanteur Moby. Nous sommes le média qui permet aux deux sœurs de communiquer avec l’extérieur et même d’exister. Sans nous, elles n’ont plus de raison d’être. Finalement, leur questionnement est très typique de notre époque : comment faire pour exister ? Qu’est-ce que disparaître dans un monde virtuel où nous ne sommes que des « PrincesseLéïa250 », des anonymes, si vivants dans cet univers paradoxal et si désespérés et seuls dans la réalité ? Alors que Sa Sœur s’est résignée à faire partie du canapé et même, à devenir le canapé, Stefany essaie d’échapper à cette réalité. Elle rêve de disparaître. Elle ne mange plus, essaie de s’effacer et fantasme sur un meurtrier qui sévit dans les quartiers de Montréal.
Tout l’intérêt de la pièce est de cacher ces questionnements tragiques de l’existence derrière une tonalité extrêmement comique. Le langage québécois, les disputes des sœurs, et même Kevyn, le scout internaute traumatisé, sont ludiques, amusants. Le texte fait rire à travers les échanges des deux sœurs aux personnalités exubérantes, tandis que le personnage de Kevyn, grave, incarne la déception qui survient lorsque le filtre de l’écran disparaît et laisse voir la réalité. Son comique repose sur le contraste le plus total avec les fantasmes et idéalisations de Stefany à son égard.
La pièce se clôt dans un tourbillon de folie avec un souhait contre-nature qui va pourtant de pair avec notre monde : disparaître. La pièce illustre le choc entre réel et virtuel qui nous efface tous en tant qu’individus de la vraie vie. Magali en oublie même son nom, Stefany n’est plus capable de faire la différence entre Sa Sœur et un canapé, ni entre du sang et du « coke ».
On a bien ri, mais on sort du spectacle avec une sensation désagréable qui plane encore un peu au-dessus de nous, lorsqu’on voit tous ces téléphones portables dans la rue, utilisés comme des lignes de vie, reliant des anonymes à leur existence. La question de notre individualité dans cette société des communautés internet, soulevée par la représentation, reste sans réponse unique. Le rôle cathartique du théâtre est parfaitement exploité : le spectateur repart la tête pleine de réflexions, avec une illustration extrême de ce qui peut se passer dans un tel cadre et une proposition de sens. D’ailleurs, afin de pousser le questionnement plus loin, pourquoi ne pas retrouver les mêmes acteurs pour voyager dans les autres réalités à la carte du sloop i-monsters ?
26 novembre 2016
Par Sarah Simon