Médusés sur radeaux

Par Valmir Rexhepi

Karamazov / d’après Les Frères Karamazov de Fédor Dostoïevski / mise en scène de Jean Bellorini / Théâtre de Carouge / du 1 au 13 novembre 2016 / Plus d’infos

© Victor Tonelli
© Victor Tonelli

Le temps du roman fait place au temps du théâtre sans accroc, comme par magie.  Fiodor et ses fils sont à la dérive :  vont-ils toucher terre ?  

Présentée pour la première fois au Festival d’Avignon 2016, la pièce de Jean Bellorini se donne sur les planches du Théâtre de Carouge. Le metteur en scène n’en est pas à son coup d’essai dans la pratique d’adaptation d’un texte littéraire : après Tempête sous un crâne tiré des Misérables de Hugo et Paroles Gelées d’après le Quart livre de Rabelais, il nous propose Karamazov, travaillé d’après le chef d’œuvre de Dostoïevski. Une pièce ? Une adaptation, une transposition, une réécriture : on ne saurait ranger le projet dans l’une ou l’autre de ces catégories sans d’emblée le réduire.

À l’origine, il y a le texte de Dostoïevski, dense, dure, long . Les mots de l’auteur russe sont moins des contraintes que des ressorts : ils se signalent dans les propos des personnages, s’estompent, font place à d’autres plus contemporains, se chantent dans un chœur, sur un toit, sur une plateforme.

Sur scène, quelque chose qui se déploie comme un poème, où les personnages et les décors vont et viennent, doucement, sur des rails qui traversent l’espace scénique, comme à la dérive: les machineries, les apparitions- disparitions autorisées par des plateformes qui, dans l’espace immense de la scène, déterminent des espaces plus restreints, plus denses, comme des chapitres. On s’émerveille depuis nos sièges, témoins privilégiés de cette métamorphose de roman en spectacle.

Ils sont là comme sur des radeaux, Yvan face à Aliocha. Le premier achève son récit du Grand Inquisiteur, le second écoute puis embrasse son frère, comme un pardon ou un au revoir. Lentement ils s’éloignent, emportés par les flots lents mais irrésistibles des questionnements, des souffrances qui les travaillent. Ils sont là, tous, les naufragés, comme médusés par leur violence et leur vision du monde. Souffrir pour rien ou pour quelque chose ? Fiodor meurt pour rien ou pour tout, pour personne ou par et pour tous. Il n’y a pas de port, pas d’amarre, nulle lueur dans le ciel pour trouver une route. Comme dans le tableau de Géricault, ce n’est pas tant l’issue qui est montrée (y en a-t-il une ?), que l’implacable dérive des hommes livrés à eux-mêmes.