Holes & Hills

Holes & Hills

De et par Julia Perazzini / Arsenic / du 26 au 30 novembre / Critiques par Nadia Hachemi et Jérémy Berthoud.


Des masques, des figures

29 novembre 2016

© Simon Letellier

Entre le visage que l’on donne à voir au monde et le vrai, celui qui – toujours mouvant et en construction – se cache derrière cette façade, un creux. En ce moment, à l’Arsenic, Julia Perazzini imite et fait tomber les masques, tentant de soulever un pan de voile, à la recherche de la part d’insaisissable qui forme l’identité.

Parmi les nombreux personnages de cette pièce on peut nommer Julia Perazzini, Milla Jovovich, Dalida, Marguerite Duras, un médecin célèbre, une conférencière québécoise, une sans-abri, une femme qui perd la mémoire, et une personne malentendante qui, pour la première fois, découvre sa voix. Et pourtant, ce soir, à l’Arsenic, Julia Perazzini est seule sur scène. Changeant de personnage aussi vite que d’expression, l’actrice saute d’une identité à l’autre d’une manière aussi étonnante que schizophrénique. Ces transformations se matérialisent surtout dans la voix qui se module, tombe, s’étouffe, part dans les aigus ou les rires hystériques au gré de chaque personnage. Son timbre offre une voie vers l’intériorité de ces personnes imitées, dont les spectateurs se font un plaisir d’essayer de deviner les référents – même si, pour ma part, beaucoup m’ont échappé.

Ce qui rassemble ces multiples rôles ? Ils sont ici en situation d’échange : interviewés par des interlocuteurs fictifs, ils se mettent en scène à l’intention d’un public multiple. Julia Perazzini les parodie au moment où ils jouent leur propre rôle, une mise en abyme qui met en valeur la manière dont l’identité est un mirage, toujours changeant et surtout construit, plus ou moins consciemment.

Mais qui se cache vraiment sous le masque que l’on présente au monde ? Qu’importe ! C’est cette façade en elle-même qui fait l’objet du spectacle. Julia Perazzini parvient à merveille à souligner le ridicule des poses et des mines que l’on prend pour se présenter au monde sous ce que l’on croit être notre meilleur jour: le spectacle n’en est que plus parodique et grinçant.

Au fond, tout est dans le titre, Holes & Hills. Hills, les montagnes et leurs pointes, qui rappellent celles des cristaux de neige, parfaits exemples de l’osmose du hasard et de la nécessité présidant à la naissance de toute chose, une idée qui séduit la créatrice du spectacle. D’abord, explique la conférencière québécoise, il y le biologique, irréductible, nécessaire, puis, ce sur quoi il n’étend pas sa souveraineté, qui est à la merci du hasard, source de l’infinie diversité du monde. Du jeu entre le hasard et la nécessité émerge le je. Holes, les trous, ceux de la mémoire, et ceux dans lesquels on sombre lorsque l’on se perd soi-même.

On peut aussi penser que ce titre renvoie à l’entreprise globale du spectacle, qui cherche à cerner la notion d’identité, selon la double perspective de ce qui la fonde – un mélange subtil de liberté et de conditionnement – et de ce qui la met en péril, nous mène à nous « abandonner nous-mêmes », à lâcher ce peu de stabilité identitaire que l’on est parvenu, à grand peine, à construire artificiellement. Sous le masque ridicule et parodié se laisse entrevoir une fragilité, un mince fil qui menace continuellement de se briser en déchirant le voile que l’on avait mis tant de cœur à tisser.

Le spectacle oscille entre comique et tragique par de brusques changements d’ambiance orchestrés par des jeux de lumière. Entre les trous (holes ?) d’obscurité, les couleurs sont mises à l’honneur : les lumières, par de subtils dégradés, explorent tous les tons de l’arc-en-ciel, à l’image du foisonnement du spectacle dans son entier. Monologue, certes, mais qui s’enrichit de jeux sur les ombres, de danses et même brièvement d’une chanson. Julia Perazzini nous mène par le bout du nez, nous perd à plaisir, puis nous rattrape in extremis. Un spectacle surprenant qui ne peut que faire rire… et réfléchir !

29 novembre 2016


En (a)pesanteur

29 novembre 2016

© Simon Letellier

Comme le disait Démocrite, «tout ce qui existe dans la nature est le fruit du hasard et de la nécessité». Comme le performe Julia Perazzini, chaque vie se forme de trous et de collines, de Holes et de Hills.

Dès la première séquence, les sourires paraissent. Comment ne pas rire en voyant Julia Perazzini jouer en play-back – à grand renfort de mimiques et petits gestes – une actrice anglophone peu finaude lors d’une émission télévisée, dans un petit maillot de bain une pièce et des collants noirs? Et ce n’est que l’un des nombreux personnages que Julia interprète lors de son monologue. Fort différenciés les uns des autres, tous ou presque ont en commun la perruque blonde portée par la comédienne. Tous s’expriment à l’occasion d’interviews. Tous parlent de leur vie et de leurs conceptions du monde avec le plus souvent un accent joliment marqué. La communication n’est pas toujours aisée: des trous s’y invitent sous forme de blancs de texte, d’idées perdues ou de sujets qu’on refuse d’aborder. Ce sont là quelques procédés d’une réflexion centrée autour de la question de l’identité et du rapport au théâtre. Du rapport entre l’autre et moi, celui qui interroge et celui qui est interrogé, de la dualité des choses et des êtres, des Holes et des Hills.

Plus les personnages défilent, tantôt en dansant, tantôt en déambulant calmement, moins le rire se fait entendre. Les gags se font plus rares. La perruque blonde se troque contre une cotte de maille pour la tête, lourde. On tombe, «empalé… empalé». Puis on dégrafe la cotte de maille et on en fait une coiffe, on transforme le métal guerrier en objet esthétique, comme on transformerait une tristesse pesante en une joie qui a connu la peine. On chante, on enfile des talons hauts – très hauts – et on remonte la pente, on recommence à rire, à s’interroger, à «faire l’amour avec la vie», avec tout le tantrisme que cela implique, sans oublier les trous qui nous attendent.

Le décor, simple, contraste avec le jeu riche et varié: trois sculptures informes à la couleur indiscernable, entre le noir, le gris et le blanc, agrémentées de deux arbustes et d’une caisse de chantier jaune. Trois structures bâties d’après le précepte de Démocrite: «tout ce qui existe dans la nature est le fruit du hasard et de la nécessité». Comme l’explique l’un des personnages, la nature donne quelques contraintes sur la construction globale d’un élément et laisse au hasard le soin de combler le reste. Un peu «comme flocons de neige». Un peu comme l’humain: à partir d’un canevas, on obtient des milliards de vies possibles, des combinaisons infinies de Holes et de Hills.

29 novembre 2016


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