Voyage à Tokyo
Mise en scène Dorian Rossel / TPR / du 27 au 30 octobre 2016 / Critique par Kendra Simons.
Le vide qui est plein
29 octobre 2016
Par Kendra Simons
Le TPR accueille ce week-end la Cie STT (SuperTropTop) pour Voyage à Tokyo. Dorian Rossel, qui pratique beaucoup l’adaptation (roman, BD, cinéma), avait déjà exploré la culture japonaise en adaptant au théâtre le manga Quartier lointain en 2009. Il transpose cette fois au théâtre le film de Yasujir? Ozu (Voyage à Tokyo, 1953). Zoom au cœur de ce voyage.
Il y a des parents et des enfants. Tout se joue là, entre eux. Les parents sont déjà vieux et vont rendre visite à leurs enfants qui vivent loin d’eux, à Tokyo. Les enfants devenus adultes ont-ils assez de temps pour leurs parents, dans leurs vies si remplies ? Que devient ce lien après un certain temps ? Les réponses à ces questions ne se trouveront pas explicitement dans le contenu de l’histoire, mais dans le travail subtil du vide qui marque la forme et l’esthétique de Dorian Rossel, dans les pas d’ Ozu.
Le vieux père, incarné par le célèbre Yoshi Oïda, 83 ans, qui a travaillé avec P. Brook, entre lentement sur le plateau. Sa fille Kyoko arrive en trombe : « Papa ! Maman ! ». J’imagine d’abord qu’il s’agira de personnages simples, aux contours bien nets : le père, la mère, la fille. Mais voilà que l’actrice revêt un long manteau rose pâle et incarne tout à coup la mère. Tout se complexifie. Les personnages sont tour à tour remplis ou vidés par les acteurs, très concrètement, comme avec ce manteau rose pâle ; à la fin du spectacle, il représentera la mère à lui tout seul, sans son actrice.
Les répliques font au début le même effet, celui d’être « trop remplies » : banales, énoncées haut et fort, très articulées. Avec le temps, je perçois le silence qui les accompagne et l’espace entre les mots. D’un plein à l’autre, il y a du vide. Sur scène aussi, le plateau surélevé est composé de trois plateformes rectangulaires, séparées par des couloirs vides ; quant aux grandes toiles noires que les acteurs font coulisser de gauche à droite, elles emplissent verticalement l’espace et font apparaître par brèches tout son dénuement.
Dans cette histoire pourtant riche en couleurs, en rires, en bruitages, tout semble être ordonné pour mieux faire ressentir le vide. La fumée, que ce soit celle des bougies éteintes ou des cigarettes, avec ses volutes grisâtres, rend visible et évidente la vacuité de l’espace. Les musiciens, placés en fond de scène derrière d’épais paravents transparents, qui accompagnent l’histoire par diverses ambiances (aux sons de batterie, de guitare électrique, de saxophone ténor, etc.), soulignent le silence quand ils s’arrêtent de jouer. Les accessoires utilisés restent dans l’évocation : un long bâton esquisse le comptoir d’un bar, un cortège d’humains et d’instruments figure le train, une pancarte représente un petit enfant à casquette. Ces accessoires sont métonymiques : ils évoquent des ambiances par petits bouts, sans jamais tout expliciter ou tout remplir.
Pourquoi faire ressentir le vide de la sorte ? Un peu avant le spectacle, la directrice artistique du TRP, Anne Bisang, nous avait invités à passer quelques minutes en compagnie de Dorian Rossel. Lors de cet atelier, le metteur en scène avait parlé de sa pièce et de son parcours. J’en retiens une chose, dite avec un grand sourire et des mains qui voudraient façonner l’air : « Il y a, dans ce spectacle, plus de vide que de plein. Ou plutôt, le vide est plein. ». Et c’est bien cela qui a l’air d’intéresser Dorian Rossel : comment faire ressentir ce vide, présent dans le film, avec les outils du théâtre.
Ce vide n’est donc pas vide. Il est une complexité floue qui s’oppose au plein, trop structuré. Il est tout en nuances, sans cesse en redéfinition, qui tournoient sur elles-mêmes. Il est comme l’intériorité des personnages, des relations entre eux, de tout ce qui ne peut pas se dire et qu’ils tentent d’énoncer dans leurs répliques banales et leurs mouvements répétés. Il suit le vieux couple des parents, quel que soit l’endroit de la scène où ils se promènent, l’un derrière l’autre. L’espace scénique du théâtre, noir et vide à la base, prend soudainement son sens dans cette adaptation, en se transformant en véritable support pour faire ressentir ce vide. Là, il n’y a pas de « bons » ou de « mauvais » enfants, comme dans les discours des personnages. Les liens humains y restent suspendus comme dans une vibration, se décolorant peu à peu, montrant des ombres et des reflets joyeux, tout un mélange qui refuse de se clarifier.
Que devient le lien entre parents et enfants quand le temps passe ? Voyage à Tokyo, par son travail remarquable des contrastes, d’inspiration japonaise, peut sûrement apporter une forme de réponse. Mais plus qu’un objet de discours, c’est un voyage à ressentir, à traverser.
29 octobre 2016
Par Kendra Simons