Par Basile Seppey
Empire de Milo Rau / Théâtre de Vidy (Lausanne) / du 5 au 8 octobre 2016/ Plus d’infos
Milo Rau, avec Empire, clôt sa trilogie européenne, du 5 au 8 octobre 2016 au Théâtre de Vidy. Cet ultime volet est un écrin, celui d’une rencontre avec quatre comédiens au parcours atypique qui, à travers une série d’anecdotes personnelles, brossent avec une simplicité désarmante le portrait en creux de notre Europe.
Le travail sur le dispositif semble être un aspect fondamental de l’œuvre de Milo Rau. Dans Empire, comme dans les deux volets précédents, il s’agit d’un petit décor tournant, surmonté d’un côté par un large écran sur lequel est projeté, en direct, le visage des comédiens et les différentes vidéos que l’on qualifiera de « documentaires ». Le théâtre de Milo Rau prétend relever du témoignage voire du dialogue avec le public. Le regard caméra, presque continuellement soutenu par les acteurs, distille l’illusion recherchée, celle d’une relation privilégiée, d’une relation de confiance entre le comédien et le spectateur. Ainsi Akillas, Maia, Ramo et Rami te parlent, ils se livrent tout simplement, comme si tu passais boire un café chez eux, dans leur cuisine.
La première force de ce dispositif, c’est d’éviter l’écueil des grands discours moralisateurs. On ne t’expliquera pas comment, en tant que spectateur, confortablement assis au Théâtre de Vidy, tu es complice ou du moins tu jouis de l’état actuel de délabrement du monde. On va plutôt te raconter une première masturbation ou bien te montrer la photo d’un frère parmi celles des morts sous la torture en Syrie. L’Histoire à petite échelle te fait savourer un peu d’absurde, le heurt doucereux du tragique et du comique, elle te fait goûter l’épaisseur du réel.
Alors tu te demandes si c’est vrai ce qu’on te raconte, parce que ça fonctionne quand même bien cette histoire, presque trop. Tu te doutes bien qu’ils ont bossé un minimum, qu’ils n’arrivent pas sans avoir appris un texte – aujourd’hui publié – que tout est chorégraphié, minuté, artificiel. Aussi, l’absence de mouvement, la linéarité du rythme, les sous-titres et le souverain écran auront le temps de te fatiguer, de te rappeler où tu es.
Tu comprends qu’on te parle de théâtre aussi, de personnages, de jeu. Réalités et fictions se dédoublent, se morcellent et finissent par se métisser : les comédiens se jouent eux-mêmes quelques années plus tôt, ils jouent les personnages de leurs histoires, les membres de leur familles. Toi aussi, d’ailleurs, tu joues lorsque tu racontes ton histoire. À force de frottements, de frictions, les personnages deviennent des personnes, Akillas devient Jason, Médée est Maia. À une seule vérité, totalitaire, Milo Rau préfère un entrelacs d’histoires se nourrissant de leur coudoiement, si anachronique soit-il. Cette relation d’interdépendance, cette fusion des points de vues est également visible sur scène, incarnée dans la ronde des comédiens, à tour de rôle derrière la caméra, afin d’ajuster cette dernière sur le visage de celui qui prend la parole. Le partage continuel du décor, cet intérieur rempli d’objets hétéroclites en lien avec les différentes histoires, participe également de cette dynamique fraternisante.
Avec Empire, le dramaturge suisse parachève le projet de sa trilogie européenne : inventer une sorte de documentaire protéiforme, ouvert et efficace. En arrangeant les fragments de ces quatre vies, Milo Rau tisse une fable polyphonique, celle de notre actualité ; il compose un quatuor aux accents atemporels qui bouleverse par la simplicité et la justesse de son ton.