Le chaos de Luanda : quand l’absurdité du monde veut sa place sur la scène.

par Alicia Cuche

Nouveau Monde / de Cie Post Tenebras Lux / Dramaturgie : Claire Deutsch, Raphaël Heyer / Théâtre de l’Usine, Genève / du 13 au 19 octobre 2016 / Plus d’infos

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Nouveau Monde se veut une réflexion sur le chaos africain qui voit une ville riche devenir la capitale
des pauvres. C’est également un regard critique sur les investisseurs étrangers et l’utopisme européen d’un Angola économiquement et socialement fleurissant.

Le décor sobre est fait d’un grand rouleau de protection filmée blanche, d’un relief de colline caché par des coussins et un duvet blanc, de trois caissettes, d’un bol de punch, de grands cadres emballés dans une protection blanchâtre et d’un écran en fond de scène. L’espace se fait tantôt appartement, tantôt maquette de la colline de Luanda. Quatre personnages débattent de leurs visions de la capitale angolaise, Luanda.

Cette dernière est la cible de tous les fantasmes des trois amis touristes rêvant de s’y rendre. L’apologie extatique qu’ils en font dépeint la ville comme un lieu d’affaires, d’opportunités et un havre pour l’art contemporain. Mais la vision sonne faux, spécialement quand les trois amis sourient fixement tout au long des mises en garde de plus en plus sinistres du Ministère Français des Affaires Étrangères quant au taux de criminalité et aux mauvaises conditions sanitaires. Puis l’histoire se fait macabre avec l’évocation de récits de guerres civiles et de totalitarisme relatés par les trois amis qui malgré tout portent régulièrement des toasts à la cité angolaise en direction du public, comme si nous devions les rejoindre dans leur optimisme excessif. Une ironie grinçante se fait de plus en plus sentir de par l’incohérence entre la situation inquiétante de Luanda et la joie de vivre inconditionnelle des touristes. La pièce entière, d’ailleurs, fonctionne sur ce mode de la contradiction et d’éléments juxtaposés d’une manière qui semble presque aléatoire.

« Tu sais ce qu’il y a sous la ville ? Du sable et des ordures ! » Les remarques d’émerveillement naïf, les questions impromptues et les discours de sourds des trois touristes font sourire mais ajoutent encore au fractionnement d’un argument émietté. Leur conversation prend régulièrement des tournures surprenantes comme quand l’un des personnages demande à l’autre de raconter son altercation avec des douaniers allemands, alors que la conversation générale ne présentait aucun lien avec ce récit. Au fond de la pièce, un écran nous offre des scènes tout aussi décousues, bien que toutes centrées sur Luanda : une gravure du XVIIIe siècle, des fessiers et des entre-jambes en gros plan se balançant au ralenti dans une boîte de nuit, un appartement vide, une scène de torture, le visage défait d’une femme, un schéma animé d’extraction pétrolière, une vidéo de vacances en mode selfie. Tout dans cette pièce semble se suivre, se croiser, s’emmêler mais sans jamais vraiment se connecter.

Après les décomptes des dangers de Luanda, un acteur androgyne, qui ne prend presque pas part à la discussion des trois autres personnages, se tourne vers nous. Soudainement incarnation de la ville de Luanda, sa voix suave préenregistrée envahit la salle et nous conte à la première personne la fondation de la ville par les Portugais. L’idée d’une voix off qui dissocie le rôle du jet setter, que tient aussi ce personnage, de celui de Luanda, qu’il revêt alors, est audacieuse, cependant l’effet est parasité par le fait que l’acteur,  de manière répétée, ne suit pas le texte de son play-back. Le jet-setter à collier de turquoises continuera à nous interpeller sur l’historique de la ville et à nous fournir des résumés de l’argumentation développée par soubresauts par les trois touristes. Mi-dadaïstes, mi-baudelairiennes, ses interventions poétiques sont encore ce qui donne le plus à réfléchir : une ville pourrissante dans ses bulles pétrolières et sur ses « moussec », les bidons-villes.