Empire

Empire

de Milo Rau / avec Ramo Ali, Akillas Karazissis, Rami Khalaf et Maia Morgenstern / Théâtre de Vidy / du 5 au 8 octobre 2016 / Critiques par Jérémy Berthoud, Fanny Utiger, Basile Seppey et Joanne Vaudroz. 


Chair en canon

8 octobre 2016

©Marc Stephan

Après The Civil Wars et The Dark ages, le metteur en scène Milo Rau présente Empire, dernier volet d’une trilogie consacrée à l’Europe. Dans ce dernier opus, l’accent est mis sur la quête d’une identité européenne commune, polyglotte et pluriculturelle.

Quatre comédiens de quatre horizons culturels différents se posent sur une chaise et  racontent quelques fragments de leur existence, tantôt solaire, tantôt sèche comme la poussière, dans leur langue maternelle, grecque, roumaine, kurde et arabe (sous-titrées en français). Akillas, Maia, Ramo et Rami. Akillas joue des tragédies, Maia a tourné dans La Passion du Christ de Mel Gibson, Ramo a passé quelques mois en prison et Rami cherche son frère disparu sous le régime syrien. Ce qui les sépare tous quatre, c’est leur parcours, marqué à différents niveaux par la religion, la politique ou le voyage ; ce qui les rassemble, c’est leur métier de comédien.

Ce statut ambigu de témoin-comédien pose un certain nombre de questions : ce qu’ils partagent sur scène relève-t-il de la fiction ou du réel ? Où se trouvent les limites entre ces deux catégories ? Avons-nous affaire à des personnages de théâtre, des comédiens qui jouent ou tout simplement des humains ? Sans doute un mélange des trois, un mélange entre la fragilité des émotions et la sécurité d’un plateau de théâtre où ce qui se passe a été répété. Régulièrement les comédiens rappellent qu’il s’agit d’un spectacle et rejouent parfois des scènes de leur vie, prenant véritablement les rôles de leurs interlocuteurs : Maia nous fait revivre un tournage à Auschwitz et Ramo met sous nos yeux son passage en prison. Pour troubler davantage encore les catégories, le décor, petit appartement une pièce, est à la fois très impersonnel et profondément intime : à ce que disent nos quatre protagonistes, certains objets leur appartiennent. Quant aux costumes, les intervenants portent sans doute leurs propres vêtements mais ils gardent les mêmes tous les soirs…

De langues différentes, tous quatre s’écoutent tout de même les uns les autres, se répondent, se retrouvent dans la vie des autres ; « comme toi, j’ai vécu ceci… », tissant des liens de connivence profonds, cherchant derrière l’apparence des mots la marque qui les rend tous humains. A cette complicité de paroles s’ajoute une complicité de plateau intimement liée au dispositif scénique : alors que trois d’entre eux se tiennent dans la petite chambre du décor, le quatrième se place systématiquement derrière une caméra et filme leur visage qui est projeté sur grand écran. Lorsqu’un des « narrateurs » parle, il s’adresse à la caméra et, peut-être aussi, à celui qui se tient derrière.

Ce dispositif de caméra, filmant les visages en plans serrés en noir et blanc, n’est pas sans rappeler le fonctionnement d’un documentaire. S’ajoutant à la voix, différents objets et souvenirs, fonctionnant comme autant de sources historiques, amplifient cet aspect : il y a la médaille de Ramo, les photos des morts du régime syrien, projetées sans filtre, une vidéo-amateur prise dans un cimetière…

Comme les comédiens jouent face à la caméra, les figures sur l’écran semblent nous regarder directement, créant avec chaque membre du public une proximité forte et l’impression d’être seul avec eux. Le lien, empli de respect mutuel, se teinte parfois de violence lorsque, par exemple, Maia se frappe la tête contre l’armoire, produisant une onde de choc à travers les rangées de sièges du théâtre. Il devient angoissant lorsque les photos des morts défilent alors que Rami cherche celle de son frère disparu. Il s’emplit de joie lorsqu’Akillas nous donne à voir son « minimalisme dépressif », c’est-à-dire une face inexpressive ponctuée d’un silence significatif, grâce auquel il a décroché son premier rôle au théâtre.

Le spectacle n’est pas uniquement ancré dans le présent de la salle, il s’étire aussi jusqu’au passé : divisé en cinq parties, il s’inspire de la structure en cinq actes de la tragédie classique. Il remonte même jusqu’aux racines grecques du théâtre, lorsque Maia et Akillas interprètent un extrait de la Médée d’Euripide. Maia est placée sur un balcon situé derrière le décor et filmé. Nos deux comédiens ne joueront donc pas face-à-face mais mot-à-mot. L’une sur l’écran, l’autre sur le plateau juste en dessous, rappelant la fin de Médée qui, après avoir tué ses enfants, s’envole sur le char du soleil, s’éloignant de la terre où tout le monde, y compris Jason son mari, la traitait en étrangère.

Voilà touché le dernier point : la distance. Celle d’une culture à une autre, de Médée la barbare (au sens d’étrangère) à Jason le grec, de Maia à Akillas, du passé au présent. Le noir et le blanc de la vidéo et les témoignages appartiennent au passé et nous frappent au présent, atténués par le temps. Le décor à deux faces, tourné d’abord côté balcon (imbriqué dans une paroi d’un immeuble délavé), a été retourné côté appartement au tout début du spectacle, passant ainsi de l’impersonnalité lisse et convenue d’une vieille façade à l’intimité d’un appartement et de quatre témoins, amenant avec eux leur force, leurs émotions et, surtout, leur fragilité, marque universelle de notre humanité.

8 octobre 2016


D’infanticides patries

8 octobre 2016

©Marc Stephan

Bien malchanceux sont les enfants de Médée qui ne peuvent échapper aux fatales griffes de leur mère. Sont-ils mieux lotis, les peuples qui, sous l’autorité de quelque violent despote, risquent leur vie en leur patrie même ? Rami, Maia, Ramo et Akillas en réchappèrent. Milo Rau leur cède la parole.

Que dire, aujourd’hui, des atrocités que subirent diverses minorités au cours du siècle dernier, de l’infortune dans laquelle différents régimes totalitaires plongèrent des peuples entiers ? Quels mots une plume occidentale pourrait-elle mettre sur les désastres que connaît actuellement le proche Orient ? D’aussi bonne volonté qu’elle veuille être, il serait complexe voire inconvenant pour une majorité privilégiée de la population européenne de dire des guerres et des crises vues de loin, en temps comme en lieu. Celles et ceux qui ont connu ou connaissent encore la fuite et l’exil, mais surtout les horreurs derrière ceux-ci, en sont en revanche les narrateurs légitimes, rapporteurs de leur propre expérience.

Des acteurs présents sur scène alors même que s’installe le public, un espace de jeu réduit par une sorte de second plateau, des projections vidéo tantôt directes, tantôt rapportées… Tout semblait a priori ordinaire, dans l’air du temps, au commencement de la récente création du dramaturge bernois. Derrière le voile d’une scénographie à la mode, servi avec finesse par ces procédés, se cache en fait un théâtre documentaire original par son rapport radical à la vérité : ainsi de vraies personnes racontent-elles leurs vraies histoires, ainsi verrons-nous de vraies images de vrais morts… Le metteur en scène, comme l’aurait fait cinématographiquement un réalisateur documentaire, agence et présente à son public les récits de quatre destins. Co-auteurs avec lui et sujets de leurs propres paroles, les acteurs endossent alors des rôles multiples, pour l’élaboration et la représentation de cette pièce à vertu de témoignage.

Les atrocités que l’on sait commises à des kilomètres de chez nous – ou qui advinrent en plus de cela il y a de nombreuses années – ne sont pas ici disposées selon le bon vouloir d’un discours médiatique, ni dans les pages d’un livres d’histoire. Il n’y a pas d’intermédiaire entre ces témoins directs et les spectateurs, si ce n’est, globalement, l’œil du metteur en scène, et, spécifiquement, le dispositif vidéo mis en place. Au-dessus du petit studio dans lequel évoluent les quatre protagonistes, trône en effet un écran, sur lequel sont projetés divers plans paysagers, marqueurs des parties du spectacle, mais surtout les visages des acteurs lorsqu’ils parlent des acteurs. Cette retransmission pourrait instaurer une distance entre acteur et spectateur : le second regarde moins souvent le premier que l’image de celui-ci, en noir et blanc qui plus est. Pourtant le rapport en devient plus percutant. Le théâtre a ce désavantage de ne pas pouvoir toujours offrir à chacun la meilleure vision de ce qui se passe en scène. Ici, du premier au dernier rang et de cour à jardin, tout le monde a accès aux plus fins détails des visages, et personne n’échappe au discours que lui tiennent droit dans les yeux les protagonistes du spectacle.

Dans cette œuvre au texte certes arrêté, considérablement brut néanmoins, Milo Rau montre la réalité telle qu’elle est. Le metteur en scène tisse toutefois un intertexte précieux avec la fiction, par le biais de la Médée d’Euripide, qu’interprètent ponctuellement Maia Morgenstern et Akillas Karazissis par extraits, au cours même de la pièce. Quoique la tragédie grecque n’y soit dans l’ensemble pas aussi thématisée que l’argument pouvait le laisser penser,  ce rapport reste précieux et fondamental dans la force dont fait preuve Empire. Le mot de tragédie y est prononcé, il clôt la pièce et offre au spectateur le terme le plus approprié quant à la situation que présentent les récits qu’il vient de découvrir. En outre, moins ostentatoirement peut-être, l’allusion à l’une des héroïnes tragiques les plus dévastatrices de la littérature, la vengeresse et infanticide Médée, vient comme souligner la cruauté et la folie bien réelles des actions dont ont été ou sont capables nombre de dirigeants et qui tuent par milliers en ce moment-même dans le monde. Nous voici donc – petits spectateurs suisses pour beaucoup – face au monstre qui pourchasse des peuples que l’Europe ne sait pas accueillir, mais à qui Rau a donné la parole par un langage universel, celui du théâtre, peu importe en quelle langue, droit dans les yeux.

8 octobre 2016


Le documentaire ouvert

8 octobre 2016

©Marc Stephan

Milo Rau, avec Empire, clôt sa trilogie européenne, du 5 au 8 octobre 2016 au Théâtre de Vidy. Cet ultime volet est un écrin, celui d’une rencontre avec quatre comédiens au parcours atypique qui, à travers une série d’anecdotes personnelles, brossent avec une simplicité désarmante le portrait en creux de notre Europe.

Le travail sur le dispositif semble être un aspect fondamental de l’œuvre de Milo Rau. Dans Empire, comme dans les deux volets précédents, il s’agit d’un petit décor tournant, surmonté d’un côté par un large écran sur lequel est projeté, en direct, le visage des comédiens et les différentes vidéos que l’on qualifiera de « documentaires ». Le théâtre de Milo Rau prétend relever du témoignage voire du dialogue avec le public. Le regard caméra, presque continuellement soutenu par les acteurs, distille l’illusion recherchée, celle d’une relation privilégiée, d’une relation de confiance entre le comédien et le spectateur. Ainsi Akillas, Maia, Ramo et Rami te parlent, ils se livrent tout simplement, comme si tu passais boire un café chez eux, dans leur cuisine.

La première force de ce dispositif, c’est d’éviter l’écueil des grands discours moralisateurs. On ne t’expliquera pas comment, en tant que spectateur, confortablement assis au Théâtre de Vidy, tu es complice ou du moins tu jouis de l’état actuel de délabrement du monde. On va plutôt te raconter une première masturbation ou bien te montrer la photo d’un frère parmi celles des morts sous la torture en Syrie. L’Histoire à petite échelle te fait savourer un peu d’absurde, le heurt doucereux du tragique et du comique, elle te fait goûter l’épaisseur du réel.

Alors tu te demandes si c’est vrai ce qu’on te raconte, parce que ça fonctionne quand même bien cette histoire, presque trop. Tu te doutes bien qu’ils ont bossé un minimum, qu’ils n’arrivent pas sans avoir appris un texte – aujourd’hui publié – que tout est chorégraphié, minuté, artificiel. Aussi, l’absence de mouvement, la linéarité du rythme, les sous-titres et le souverain écran auront le temps de te fatiguer, de te rappeler où tu es.

Tu comprends qu’on te parle de théâtre aussi, de personnages, de jeu. Réalités et fictions se dédoublent, se morcellent et finissent par se métisser : les comédiens se jouent eux-mêmes quelques années plus tôt, ils jouent les personnages de leurs histoires, les membres de leur familles. Toi aussi, d’ailleurs, tu joues lorsque tu racontes ton histoire. À force de frottements, de frictions, les personnages deviennent des personnes, Akillas devient Jason, Médée est Maia. À une seule vérité, totalitaire, Milo Rau préfère un entrelacs d’histoires se nourrissant de leur coudoiement, si anachronique soit-il. Cette relation d’interdépendance, cette fusion des points de vues est également visible sur scène, incarnée dans la ronde des comédiens, à tour de rôle derrière la caméra, afin d’ajuster cette dernière sur le visage de celui qui prend la parole. Le partage continuel du décor, cet intérieur rempli d’objets hétéroclites en lien avec  les différentes histoires, participe également de cette dynamique fraternisante.

Avec Empire, le dramaturge suisse parachève le projet de sa trilogie européenne : inventer une sorte de documentaire protéiforme, ouvert et efficace. En arrangeant les fragments de ces quatre vies, Milo Rau tisse une fable polyphonique, celle de notre actualité ; il compose un quatuor aux accents atemporels qui bouleverse par la simplicité et la justesse de son ton.

8 octobre 2016


Différentes langues pour une même voix

8 octobre 2016

©Marc Stephan

La dernière pièce du metteur en scène alémanique Milo Rau, dont on qualifie volontiers la production de théâtre documentaire, clôt la trilogie initiée en 2014 par The Civil Wars et poursuivie en 2015 par The Dark Ages. Cette dernière création garde le même principe que les précédentes : elle se fonde sur les récits de personnes aux biographies similaires malgré leurs cultures différentes. Ces parcours de vie sont utilisés comme matière première pour la trame de la pièce.

Une femme et trois hommes sont présents sur scène, dans un petit appartement d’une pièce composé d’une cuisinière, d’un lit et d’une table. Chacun, à tour de rôle, s’adresse à une caméra posée à gauche du décor, face à eux, projetant leurs visages sur un grand écran en noir et blanc. L’agrandissement permet d’y déceler une expression, un sourire mais également une humidité dans le regard ou encore un tremblement sur les lèvres.

La femme, c’est Maia Morgenstern, une actrice connue du grand public pour avoir tourné dans divers films au succès non négligeable comme La Passion du Christ de Mel Gibson. Cette femme, c’est aussi et surtout une personne au parcours semé d’embûches. D’origine juive et vivant en Roumanie, Maia, âgée de 54 ans, relate une histoire de famille ancrée dans le contexte antisémite de la Deuxième Guerre Mondiale. Son récit mêle des souvenirs d’enfance à des faits historiques comme la révolution roumaine de 1989 et la mort du dictateur communiste Nicolae Ceausescu. Ses souvenirs se teintent parfois de douleur, avec l’évocation de la figure paternelle sévère, parfois de légèreté quand le même tat? („père” en roumain) est au centre d’anecdotes cocasses. Ce mot ne surprend plus nos oreilles puisque Maia Morgenstern parle toujours en roumain à la caméra (ses paroles sont traduites directement en français sur l’écran).

Le principe est le même pour Akillas Karazissis (Grec), Ramo Ali (Arabe) et Rami Khalaf (Kurde). À travers une mélodie diversifiée des langues, le spectateur découvre, au fur et à mesure des cinq parties de la pièce, les biographies des personnages, la migration de leur famille ou l’obligation qu’ils eurent de quitter leur pays. À leurs paroles sont joints des objets personnels, présents sur scène. Une photo, un dessin, le son d’une voix issue d’un téléphone portable ou encore des vidéos amateurs projetées sur l’écran accompagnent chacun d’entre eux.

Le chemin qu’ils ont parcouru pour devenir acteurs et actrice est mis en avant. Le plus étonnant est le lien qui se crée au fil de la pièce entre ces quatre personnages. Ils se font écho, se regardent, se sourient comme s’ils avaient réussi à surmonter cette barrière linguistique qui les sépare. Ils sont complices d’une même histoire qui les rassemble et forme « microsociologiquement » le reflet de notre société.

En l’espace de deux heures, Empire aborde des périodes marquantes du siècle passé comme la Deuxième Guerre Mondiale, le marxisme et la dictature russe qui entrent en résonnance avec l’actualité de la crise syrienne. À force d’écouter ces histoires dans l’Histoire, le spectateur éprouve le poids d’une époque, celui d’une Europe fragilisée depuis 1945 jusqu’à aujourd’hui, et dont les frontières devenues floues nous transportent vers le Moyen-Orient.

La caméra s’éteint, les lumières se rallument et les sièges se vident. Était-ce vraiment une pièce de théâtre ? Cette question trottera sans doute toute la nuit dans la tête du spectateur aguerri ou non à ce théâtre de confessions. Il a vu des morts syriens sur cet écran ce soir. Au milieu de ces cadavres gisait peut-être le frère de Rami. Ces morts seront les mêmes qu’il verra au journal télévisé demain : au moment où Ramo et Rami parlent de la guerre qu’ils ont vécue, cette guerre est encore présente à cet instant en Syrie…

8 octobre 2016


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