D’infanticides patries

par Fanny Utiger

Empire /de Milo Rau / avec Ramo Ali, Akillas Karazissis, Rami Khalaf et Maia Morgenstern / Théâtre de Vidy / du 5 au 8 octobre 2016 / Plus d’infos

©Marc Stephan
©Marc Stephan

Bien malchanceux sont les enfants de Médée qui ne peuvent échapper aux fatales griffes de leur mère. Sont-ils mieux lotis, les peuples qui, sous l’autorité de quelque violent despote, risquent leur vie en leur patrie même ? Rami, Maia, Ramo et Akillas en réchappèrent. Milo Rau leur cède la parole.

Que dire, aujourd’hui, des atrocités que subirent diverses minorités au cours du siècle dernier, de l’infortune dans laquelle différents régimes totalitaires plongèrent des peuples entiers ? Quels mots une plume occidentale pourrait-elle mettre sur les désastres que connaît actuellement le proche Orient ? D’aussi bonne volonté qu’elle veuille être, il serait complexe voire inconvenant pour une majorité privilégiée de la population européenne de dire des guerres et des crises vues de loin, en temps comme en lieu. Celles et ceux qui ont connu ou connaissent encore la fuite et l’exil, mais surtout les horreurs derrière ceux-ci, en sont en revanche les narrateurs légitimes, rapporteurs de leur propre expérience.

Des acteurs présents sur scène alors même que s’installe le public, un espace de jeu réduit par une sorte de second plateau, des projections vidéo tantôt directes, tantôt rapportées… Tout semblait a priori ordinaire, dans l’air du temps, au commencement de la récente création du dramaturge bernois. Derrière le voile d’une scénographie à la mode, servi avec finesse par ces procédés, se cache en fait un théâtre documentaire original par son rapport radical à la vérité : ainsi de vraies personnes racontent-elles leurs vraies histoires, ainsi verrons-nous de vraies images de vrais morts… Le metteur en scène, comme l’aurait fait cinématographiquement un réalisateur documentaire, agence et présente à son public les récits de quatre destins. Co-auteurs avec lui et sujets de leurs propres paroles, les acteurs endossent alors des rôles multiples, pour l’élaboration et la représentation de cette pièce à vertu de témoignage.

Les atrocités que l’on sait commises à des kilomètres de chez nous – ou qui advinrent en plus de cela il y a de nombreuses années – ne sont pas ici disposées selon le bon vouloir d’un discours médiatique, ni dans les pages d’un livres d’histoire. Il n’y a pas d’intermédiaire entre ces témoins directs et les spectateurs, si ce n’est, globalement, l’œil du metteur en scène, et, spécifiquement, le dispositif vidéo mis en place. Au-dessus du petit studio dans lequel évoluent les quatre protagonistes, trône en effet un écran, sur lequel sont projetés divers plans paysagers, marqueurs des parties du spectacle, mais surtout les visages des acteurs lorsqu’ils parlent des acteurs. Cette retransmission pourrait instaurer une distance entre acteur et spectateur : le second regarde moins souvent le premier que l’image de celui-ci, en noir et blanc qui plus est. Pourtant le rapport en devient plus percutant. Le théâtre a ce désavantage de ne pas pouvoir toujours offrir à chacun la meilleure vision de ce qui se passe en scène. Ici, du premier au dernier rang et de cour à jardin, tout le monde a accès aux plus fins détails des visages, et personne n’échappe au discours que lui tiennent droit dans les yeux les protagonistes du spectacle.

Dans cette œuvre au texte certes arrêté, considérablement brut néanmoins, Milo Rau montre la réalité telle qu’elle est. Le metteur en scène tisse toutefois un intertexte précieux avec la fiction, par le biais de la Médée d’Euripide, qu’interprètent ponctuellement Maia Morgenstern et Akillas Karazissis par extraits, au cours même de la pièce. Quoique la tragédie grecque n’y soit dans l’ensemble pas aussi thématisée que l’argument pouvait le laisser penser,  ce rapport reste précieux et fondamental dans la force dont fait preuve Empire. Le mot de tragédie y est prononcé, il clôt la pièce et offre au spectateur le terme le plus approprié quant à la situation que présentent les récits qu’il vient de découvrir. En outre, moins ostentatoirement peut-être, l’allusion à l’une des héroïnes tragiques les plus dévastatrices de la littérature, la vengeresse et infanticide Médée, vient comme souligner la cruauté et la folie bien réelles des actions dont ont été ou sont capables nombre de dirigeants et qui tuent par milliers en ce moment-même dans le monde. Nous voici donc – petits spectateurs suisses pour beaucoup – face au monstre qui pourchasse des peuples que l’Europe ne sait pas accueillir, mais à qui Rau a donné la parole par un langage universel, celui du théâtre, peu importe en quelle langue, droit dans les yeux.