par Fanny Utiger
Le Dieu du carnage / de Yasmina Reza / mise en scène de Georges Guerreio / par Baraka et Helvetic Shakespeare Company / du 22 au 29 octobre 2016 / au Théâtre de la Grange de Dorigny / Plus d’infos
Un cordial entretien entre deux couples, une querelle d’enfants à régler… mais tant de non-dits, d’incidents de discours et d’egos mal dressés que toute cordialité s’effrite, au risque d’une explosion de tempéraments peu glorieuse. A la Grange de Dorigny, la production de l’Helvetic Shakespeare Company fait honneur au délectable huis-clos de Yasmina Reza.
Mais quelle pagaille ! Et je ne parle pas des tulipes saccagées, des portables noyés dans un vase ou du précieux ouvrage sur Kokoshka ruiné par la bile, mais du chaos intérieur que ce désastre matérialise. Bien élevés, clairement issus d’une classe sociale supérieure, ils étaient tous si propres sur eux… L’effondrement en sera d’autant plus violent. Ou, devrait-on dire plutôt, le dévoilement, l’effeuillage. Car ce carnage repose sur la révélation des défauts et autres névroses des quatre protagonistes, contenus tant bien que mal jusqu’à l’explosion.
Publiée en 2007, la pièce de Yasmina Reza a fait l’objet de nombreuses reprises depuis sa création à Paris et son adaptation cinématographique par Roman Polanski. La mise en scène que propose Georges Guerreio est assez similaire à ce film de 2011 : ambiance analogue, même justesse de jeu et détails scénographiques très proches. D’une certaine façon, toute interprétation de cette œuvre semble destinée à ne pas tomber très loin des précédentes. Sûrement est-ce dû à un texte envahissant, comme s’il était trop fort pour offrir une véritable marche de manœuvre, ou qu’il poussait aux adaptations très littérales. Son ancrage social et temporel très marqué n’aide pas non plus à prendre de la distance. Mais encore faut-il trouver le ton juste, et ne pas tomber dans l’excès, qu’il soit comique ou dramatique : l’Helvetic Shakespeare Company y parvient.
Prenez deux enfants, un bâton, un conflit de bandes, trois insultes et deux dents cassées. Ajoutez-y quatre parents égoïstes, une touche de mauvaise foi et quelques clichés sur les Parisiens. Installez la scène dans un salon épuré, laissez mijoter. Après quelques instants déjà, c’est le malaise. Derrière une feinte politesse se cache une irritation réciproque. Rien n’éclate encore, et pourtant tant de piques s’échangent, de petites phrases passives-agressives : on sent bien que cela ne va pas et que la situation risque peu de s’améliorer. La retenue des convives, comme celle des hôtes, relève de la prouesse, jusqu’au trop-plein. L’instant est pour le public aussi significatif que jubilatoire : « Mon Kokoshka ! ». Ce beau livre sur Kokoshka exhibé sur la table basse, souillé par le vomi, condamné par trop de vaporisations de parfum, définitivement mis à l’index par une éponge dégoulinante. Michel part à la recherche d’un sèche-cheveux, Annette s’excuse et se sent encore mal, Alain s’en fiche un peu, il téléphone sûrement, Véronique… s’énerve. Le dieu du carnage a donc frappé. Mais qu’aurait-il pu advenir d’autre dans cet enfer de mots ?
Que dire ? Quand ? Qui dit quoi ? Comment ? La communication est en crise dans Le Dieu du carnage. Le fils Houllié était-il armé ou muni d’un bâton ? il faut bien choisir, puisqu’il faut déclarer, mais tous ne sont pas vraiment convaincus. Le langage, comme un virus, atteint et ravage tout ce qui l’entoure. Reza malmène ainsi ses quatre personnages, qui semblent à la merci des mots qu’ils profèrent. Chaque chose dite est contestée, quand elle n’est pas reformulée. Des disputes sur des sujets qui ne relevaient que de l’intime éclatent au grand jour, alors que le problème principal n’est jamais résolu. Bien au contraire, plus on cherche à venir au fait, plus on s’emmêle. Alors les prétéritions s’enchaînent, « On ne va pas rentrer dans ces querelles d’enfants ! – Non, ça ne nous regarde pas », quand on ne verse pas dans de grands débats philosophiques. Tout est bon à prendre pour tourner autour du pot.
Puisque la parole ne mène pas bien loin, un autre langage prend le relais : celui du corps. Lui ne peut rien contourner, il en vient au fait. Quoique les interlocuteurs ne maîtrisent visiblement pas mieux leurs membres que leur causerie, et que le résultat soit dans tous les cas aussi chaotique, corporalité rime ici au moins avec authenticité. Les comédiens, dont les rôles pourraient avoir été taillés sur mesure, matérialisent les excès des quatre protagonistes, si bien qu’on croirait voir évoluer les personnifications de quatre tempéraments à la démesure toute contemporaine. Exacts opposés de ceux que Balanchine avait représentés tout en élégance et en grâce dans son ballet (Les quatre Tempéraments, 1946), ces tempéraments qui ne disent ici pas leur nom, sont d’une crudité caricaturale, et ne trouvent absolument aucun équilibre ensemble. On rit face à l’exacerbation de leurs tares et leur égoïste cécité, on sait néanmoins aussi que notre existence n’est parfois pas moins grotesque. Catharsis ?