Présentation de saison
De Lionel Chiuch / mise en scène de Lionel Chiuch et Frédéric Polier / Théâtre du Grütli / Du 24 mai au 12 juin 2016 / Critiques par Marie Reymond et Nadia Hachemi.
24 mai 2016
Par Marie Reymond
Pourquoi le théâtre
Qu’est-ce que le théâtre aujourd’hui ? Vaste question qu’aborde Présentation de saison. Plusieurs personnages – un directeur de théâtre, un médiateur, quelques artistes – se retrouvent pour la présentation de saison. Peu avant la conférence, tout ce petit monde des arts de la scène, qui peine à s’entendre sur le bien-fondé de ses pratiques, les décortique au moyen d’une série de métaphores.
C’est le grand soir au théâtre, celui de la présentation de saison. Le buffet est prêt, on n’attend plus que les invités. Mais il règne une atmosphère étrange. L’action se déroule sur la scène d’un petit théâtre, qui a connu des jours meilleurs : il ne reste que des débris de décor, le sol est couvert de poussière et les lumières ne marchent que par éclairs. Les différents personnages, qui sont comme usés, font écho à ce décor désolé. Nous sommes au moment qui précède la conférence. Le directeur du théâtre, Klaus, rêvasse et rouspète au sujet de l’invention de la pizza hawaïenne, qui est selon lui le point de départ de la décadence de la pizza et de la gastronomie tout entière. Il semble comparer cette déliquescence à celle du théâtre, qui se trouverait au bord d’un gouffre et où la communication entre les artistes et le public ne se ferait plus que très difficilement. Hermès, le médiateur, enchaîne les élucubrations avec une description détaillée de la manière dont les bœufs sont abattus et dépecés, et ouverts comme des livres dont on peut lire les mots. Méthode qu’il finit par rapprocher de sa pratique : lui-même dépèce les productions pour en tirer quelque chose. Même un réparateur, venu pour s’occuper de l’ascenseur récalcitrant, semble évoquer le théâtre entre les lignes, puisque les quatre verbes qu’il utilise au sujet des ascenseurs font écho à ceux qui pourraient thématiser le parcours des gens de théâtre : « monter », « descendre », « attendre », et parfois « renoncer ».
Deux autres satellites du théâtre font irruption : un critique et une politique. Le premier, journaliste intraitable, démolit un spectacle d’un coup de plume assassin pour une table bancale, mais se prétend au service du théâtre. La seconde, représentante des autorités culturelles qui se cache derrière le slogan « Derrière chaque citoyen, un artiste », refuse de voir l’essoufflement du théâtre. Aucun n’apporte de solution pour tirer ce dernier de l’abîme où il menace de sombrer.
Qu’est-ce que le théâtre et à quoi sert-il aujourd’hui ? La pièce se refuse à trancher mais déplace finalement la focale : l’un des personnages, le dernier qui arrive sur le plateau et qui semble pour sa part avoir su garder une certaine fraîcheur, fait remarquer à ses consorts que le public, le vrai public, est là, dans la salle. La pièce se termine par une inversion des rapports entre regardants et regardés : les personnages s’assoient à leur tour sur des chaises et nous observent. Une fois la pièce terminée, c’est effectivement du côté du public que continue sans doute le théâtre.
24 mai 2016
Par Marie Reymond
24 mai 2016
Par Nadia Hachemi
Petit exercice d’herméneutique
Ce soir au théâtre, c’est la panique ! La présentation de saison débutera d’une minute à l’autre et tout semble mal tourner. Dans cette pièce sur les coulisses de l’art, les spectateurs sont entrainés dans une véritable dramatisation des questions que pose l’acte de représentation. Un spectacle dont l’absurde n’a rien à envier aux pièces de Ionesco.
« La transgression, c’est quand l’arbre cache la forêt », affirme l’un des personnages. En ce sens, transgressif, ce spectacle l’est assurément. Les spectateurs, confus, doivent se concentrer intensément pour en reconstituer le sens obscurci par les élucubrations aussi amusantes que déroutantes des personnages. Une chose est sûre pourtant : dans cette pièce, les spectateurs verront le théâtre sous un angle nouveau, celui de sa production et de sa préparation. Le canevas est le suivant : avant l’arrivée du public, les professionnels d’un théâtre – directeur, responsable de communication et artistes en tout genre – attendent fébrilement le début de la présentation de saison. Les amuse-gueules sont sur la table, les bouteilles de vin déjà bien entamées, l’attente se prolonge et le stress monte. Le temps pour les personnages de révéler leurs extravagances.
Hermès, le responsable de communication, aussi pervers que cynique, attiré par le gore, se complait dans de longues descriptions sur la façon dont le bétail est tué, dépecé, puis sur les étapes de putréfaction des corps : « violet, vert, puis noir, la putréfaction a ses périodes, comme les peintres. » Klaus, le directeur du théâtre, est un artiste à prétentions philosophiques, aussi nonchalant que désabusé. Hermès nous apprend à son sujet qu’« avant, il était du côté des hommes contre les chiens, jusqu’à ce que les hommes se comportent pire que des chiens ». Vera, l’actrice névrosée, rêve de monter une pièce pour faire assister sa mère à la mise en scène de sa propre incinération.
D’un grand discours à l’autre, tous sonnent un peu faux, bien trop soucieux de l’effet de leurs paroles et de leurs gestes théâtralisés pour sembler sincères. Rien de plus normal dans une pièce qui esquisse une réflexion sur l’art, les apparences et la réalité insaisissable qu’elles masquent. Une sculpture en plastique rouge représentant un gigantesque chien, amenée sur scène par un personnage incarnant sa conceptrice, se fait le symbole de l’aspect parfois cryptique de l’art, continuellement thématisé dans ce spectacle. L’œuvre canine est d’une vacuité tant physique que sémantique, et sa signification n’existe que dans l’intellect de sa créatrice qui, malgré ses explications, ne parvient pas à se faire comprendre.
Les discussions sans queue ni tête et les problèmes s’accumulent. Le désastre s’annonce : la table est bancale, un singe – ou serait-ce plutôt un chien déguisé ? – se balade dans le bâtiment et attaque toute personne qui aurait le malheur de passer par la cage d’escalier. D’ailleurs, l’ascenseur est en panne, enfin dans le cas où il y aurait vraiment un ascenseur. Nulle certitude à ce sujet. Puis celui dont tous redoutaient profondément l’arrivée pousse la porte. Un critique tracassier qui se fait un devoir de « mettre le doigt sur tout ce qui ne fonctionne pas ». Aussi craint que susceptible, il ne tarde pas à se mettre en colère et à claquer la porte en les menaçant tous de sa prochaine critique. En plus, il a remarqué l’instabilité de la table : le pire est à craindre.
Insensiblement ce spectacle déjà confus glisse dans l’absurdité la plus complète. Les signes s’opacifient et toute certitude semble perdue. Avec un fil conducteur des plus sinueux et des digressions déroutantes, le spectateur est livré à lui-même pour donner un sens à cette pièce sans qu’une grille de lecture ne lui soit fournie. Mais la difficulté de compréhension du spectateur résonne sans doute avec les interrogations que la pièce semble vouloir traiter. Qu’advient-il de l’intention première de l’artiste une fois son projet représenté ? Peut-on s’assurer de la compréhension du contenu ? Comment représenter ? Toutes ces questions traduites en termes scéniques sont ici laissées sans réponse. À juste titre, si le but du théâtre n’est pas de « répondre aux questions, mais au contraire de les prolonger », comme le précise le directeur. Le spectateur ne peut donc que se questionner. Puisse sa réflexion être fructueuse.
24 mai 2016
Par Nadia Hachemi