Black out

Black out

Par la compagnie Philippe Saire / Le Reflet / du 12 au 15 mai 2016 / Critiques par Deborah Strebel et Valmir Rexhepi.


12 mai 2016

Sable mouvant

©PhilippeWeissbrodt

A l’occasion de la fête de la danse, le théâtre veveysan le Reflet accueille le célèbre spectacle Black out de la Cie Philippe Saire. Joué plus d’une centaine de fois dans de nombreux pays, cette courte performance en noir et blanc aux effluves de caoutchouc est un chef d’œuvre de clair-obscur.

C’est en nombre limité (environ 45 personnes) que les spectateurs montent sur la scène et s’accoudent sur des barrières formant un carré. A l’intérieur de cette arène cubique, un ou deux mètres en dessous une femme et deux hommes sont allongés en maillots de bain, à proximité de leur linge aux motifs très graphiques. Face contre terre ou bras sur les yeux comme pour se protéger du soleil (ou du regard du public placé en surplomb), les interprètes commencent par se retourner puis claquent le sol avec leur bras ou jambes au rythme d’une fanfare dont la diffusion du son fait trembler la structure rectangulaire. Plus tard des seaux remplis de petites particules foncées se déversent en pleine fosse. Evoquant les plages de sable noir des îles volcaniques, ces grains seront la matière première de cette en œuvre en devenir.

Philippe Saire s’est intéressé à la trace du mouvement, probablement, d’après lui, à cause du côté éphémère de la danse. Chaque impulsion de bras, de jambes, qu’il s’agisse de déplacements ou de simples gestes, laisse ainsi une marque blanche au sein de l’important amas granuleux noirs. En position zénithale, les spectateurs peuvent apprécier pleinement ces empreintes se dessiner puis s’effacer. Un certain lyrisme découle alors de ce matériau et rappelle les œuvres en poudre (de terre ou de sable) d’Anton Tapiès. Parfois l’informel tend sensiblement à la calligraphie. Ces sillons prennent des allures d’idéogrammes chinois. Le tableau vu en surplomb pourrait être signé Jean Degottex.

Le chorégraphe parle de passage d’un état à un autre, du blanc au noir. Cette lutte permanente entre deux pôles chromatiques peut être interprétée de différentes manières : jeu entre ombre et lumière, illusion entre apparition et disparition ou combat entre la vie et la mort. C’est surtout la beauté des nuances qui est à admirer, de cette toile tantôt blanche, tantôt noire, souvent les deux. Des éclairages subtils chaleureux ou froids, parviennent à proposer de multiples tonalités de blancs tirant vers le jaune jusqu’au beige.

Tels des peintres enfermés dans leur propre tableau, les trois talentueux danseurs s’agitent dans la poussière épaisse avec élégance et intensité. Quelle magnifique manière de célébrer la danse et de fêter les 30 ans de la compagnie que cette reprise de Black out, créé en 2011, et quel bonheur de se pencher au bord d’un écrin pour admirer ce beau joyau qui a permis à la compagnie établie à Lausanne d’acquérir une notoriété internationale.

12 mai 2016


12 mai 2016

Poésie de la matière

©PhilippeWeissbrodt

Trois corps se livrent à l’écriture de l’espace, au fond d’une fosse qui se donne pour nous comme une page. Œuvre à l’œuvre, Black out perturbe nos manières de voir, expérimenter, vivre le spectacle.

Les sièges avaient disparu. Pour le coup, on se retrouvait en petit comité autour d’une fosse, un trou carré de quelque deux mètres de fond. On était debout, on pouvait bouger ; étendre, étirer nos jambes ; et les deux mains au menton, du haut de la rambarde, regarder. En somme une situation dans laquelle la notion de spectateur  est pour le moins ébranlée. La scène aussi s’était transformée. Elle refusait de nous faire face, de se confronter à nous : en bas dans le trou, elle s’offrait timidement, elle nous invitait sans nous obliger.

Un son, quelque chose de grinçant, un doigt arrachant au sol blanc quelques bruits ; un coup de paume : il y a une main au bout d’un corps. Il y a trois corps sur la surface blanche qui irradie nos yeux et les leurs. Les corps bougent, ensemble, parfois en synchronie, d’autres fois dans des rythmes différents. Au fond, Black out, c’est une non-intrigue, une non-histoire ; ça ne médiatise pas. C’est immédiat, maintenant, toujours maintenant. Et si, comme la feuille de salle l’indique, le projet porte une dimension narrative, l’histoire racontée se donne toujours au présent et n’oblige pas. Elle propose. Les corps bougent, de la matière tombe, noire. Des petites billes. Et les corps vont jouer avec cette matière, l’aménager, la spatialiser, écrire avec elle : à chacun de lire.

C’est une danse, une manière d’écrire dans l’espace. Encore faut-il qu’il y ait de la matière qui puisse se mouvoir de son propre chef. C’est ça : le corps comme rêve de la matière, comme sa poésie. Le corps comme insulte à la gravité. C’est ça : mourir, retourner dans l’ordre, tomber et ne plus bouger. Black out, c’est ça, quelque chose qui s’écrit par les corps dans les billes, qui permet autant de lectures qu’il y a de morceaux de plastique; quelque chose qui s’éteint dans le noir.

12 mai 2016


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