Sugungga

Sugungga

Conception YoungSoon Cho Jacquet / par la Cie Nuna / Le Petit Théâtre / du 13 au 24 avril 2016 / Critiques par Waqas Mirza et Marie Reymond.


13 avril 2016

Gongs de Yodel

©Philippe Pache

Le Petit Théâtre de Lausanne continue sa saison sur une voie résolument contemporaine, et propose une création expérimentale de la compagnie Nuna.

« Avez-vous déjà lu le conte Sugungga? », me demande-t-on en me proposant un petit livret illustré qui contient le célèbre pansori coréen, classé au Patrimoine immatériel de l’humanité. Sept pansoris ancestraux sont définitivement perdus. Mais Les aventures du Roi Dragon de la mer du Sud, de la tortue et du lapin, pour reprendre le sous-titre du spectacle, ont survécu. Dans cette histoire, une seule solution pour sauver le grand dragon qui règne sur le monde sous-marin: un foie de lapin. Sa fidèle ministre, seule capable d’évoluer sur la terre ferme aussi bien que dans l’eau, se dévoue. Armée d’une planche explicative présentant un lapin de profil et de face, la tortue remontera à la surface de la terre à la recherche du remède qui fera bondir son seigneur hors de l’impérial lit de la maladie. Sur ce canevas narratif très simple, les conteurs coréens ont produit de nombreuses variations, adaptant et réécrivant à foison ce qui s’apparentait originellement à la course entre un lièvre et une tortue.

C’est également le cas de YoungSoon Cho Jacquet, qui saute sur l’occasion pour nouer un lien entre l’art populaire coréen et… le yodel! Car la fondatrice de la compagnie lausannoise Nuna partage l’affiche avec la yodleuse Héloïse Heïdi Frachebouche et la percussionniste Alexandra Bellon, qui en profite pour faire sonner le gong et rouler les tambours. Pour ce projet à la croisée des cultures, la créatrice diplômée de danse à Londres offre sa version d’une tradition séculaire qui allie depuis toujours le chant et le mime aux instruments. Pas de conteur qui narre l’histoire: ici, le trio raconte tout par les gestes et les rythmes, les lumières et les costumes. La parole, elle, se trouve plutôt du côté du public composé de bambins.

Les trois artistes évoquent le monde étrange du conte avec une structure pyramidale construite en bois qui se défait pour se refaire à volonté: on croirait à un prototype géant tout droit sorti d’une boîte de Géomag. Mises côte à côte, trois pièces du puzzle, de trois dimensions différentes, servent à former le palais majestueux du Roi souffrant. Disjointes, les parties offrent à la tortue sa carapace et aux lapins un toit pour sautiller joyeusement. Sur une bande sonore alliant musiques urbaines contemporaines et sonorités asiatiques, l’équipe agite des sachets en plastique gonflés et noués, avec un nœud qui laisse pointer vers le ciel des poignées comme des longues oreilles.

Monde étrange… parfois presque un peu trop. L’univers ultra poétique représenté sur la scène vient se loger par moments à la limite de l’inintelligible. Même débriefés sur l’intrigue dans le salon du Petit Théâtre, avec un sirop à la rose pour accompagner la tartine d’avocats du goûter, de nombreux petits invités glapissent régulièrement auprès de leurs accompagnants déconcertés: « Mais qu’est-ce qu’elle fait? » Difficile de cerner le déroulement des événements dans ce méli-mélo d’impressions sonores et visuelles. Toutefois, les éclats de rire répondent aux acrobaties complexes des danseuses. Surtout quand le trio, les corps imbriqués en un loufoque triangle, tombe à plat comme un château de cartes.

Avec Sugungga, la compagnie Nuna engage profondément la mémoire de son jeune public, en l’invitant à revenir sur l’histoire par des voies détournées – puis à se l’approprier à son tour, puisqu’elle l’invite à dessiner son moment préféré dans le petit livret distribué à l’entrée du théâtre. Les enfants pourront toujours se replonger dans le conte à l’aide de ce livret, ce qui est sans doute essentiel. Pour la performance, il faudra se replier sur ses souvenirs… ce qui devrait être plutôt simple. Ce sont des éponges à cet âge-là, paraît-il.

13 avril 2016


13 avril 2016

Les lapins heureux yodlent

©Philippe Pache

Comment évoque-t-on une histoire sans utiliser la parole ? Comment Sugungga, conte issu de la tradition coréenne ancestrale du pansori (art du récit chanté accompagné d’un tambour), peut-il nous parler sans qu’un mot ne soit prononcé ?

Dans le café du théâtre, peu avant que le spectacle ne commence, les adultes sont entourés des enfants qu’ils accompagnent. Ils lisent l’histoire de Sugungga – distribuée avec les billets – aux petits spectateurs : le dragon, Roi des mers, souffre d’une maladie qui semble incurable ; son médecin lui prescrit un foie de lapin, introuvable dans la mer ; la tortue se porte volontaire pour le trouver, et sa quête peut commencer. Avant même que nous ne soyons entrés dans la salle, quelque chose de crucial a eu lieu : les spectateurs ont désormais une mémoire commune. C’est ainsi que, bien que rien ne se dise sur scène, ils peuvent suivre les péripéties : c’est dans le souvenir du public que se déroule le fil de la narration.

Sur scène, trois arts – mouvement, percussion et yodle – et trois performeuses. Ce sont par ces voies que passent les émotions. L’histoire se déroule sous forme de tableaux successifs que les spectateurs mettent en lien avec le conte qu’ils ont en tête. Le dragon peut ainsi s’incarner dans la danseuse qui se glisse dans une énorme structure de bois, les cris de douleur, la démarche lourde et incertaine. La quête de la tortue prend vie dans une scène qui mêle les gestes à la percussion corporelle, et dont l’accélération progressive traduit l’urgence de la situation.

Les lumières bleues et les sons sous-marins font place aux chants d’oiseaux et à une lumière aveuglante tandis que l’on suit la tortue du monde marin au monde terrestre. Et la poursuite des lapins, représentés par des petits sacs en plastique blancs fermés dont les anses rappellent effectivement une paire d’oreilles, restera longtemps dans la mémoire des petits spectateurs, à croire les éclats de rire qui ont salué les petites bêtes.

On ne sait pas toujours exactement où l’on en est dans la trame narrative. On croit reconnaître un personnage, un moment, puis tout se mêle et l’on n’est plus sûr de rien. Au fond, tout le plaisir de ce spectacle réside dans la performance partagée et la remémoration collective, par le biais d’une heureuse association des arts.

13 avril 2016


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