Par Deborah Strebel
$.T .O.r.M. / d’après Théorème de Pier Paolo Pasolini/ mise en scène Vincent Bonillo / Cie Voix Publique / La Grange de Dorigny / du 11 au 17 avril 2016 / plus d’infos
Après s’être intéressé au bonheur dans sa dernière création, la Compagnie Voix Publique revient avec une adaptation libre de Théorème de Pier Paolo Pasolini. Exprimant l’essence des interrogations pasoliniennes au sujet de la bourgeoisie, $.T.O.r.M. est un spectacle épuré traitant de dévorantes agitations intérieures.
Dans un espace entièrement blanc, six personnages sont assis au fond de la scène. Ils attendent, ou plutôt ils s’ennuient, comme en témoignent leurs yeux vides ou leurs postures nonchalantes. Seul l’un d’entre eux a l’air de réfléchir en profondeur. Il décroise les jambes puis se lève, son verre de vin rouge à la main. Il s’avance et déverse un peu de ce cru par terre : une tâche bordeaux se dessine sur le sol immaculé. Contemplant cette éclaboussure, il ajoute encore un peu de liquide afin de façonner une forme plus grande, plus généreuse. L’œuvre de cet artiste d’ « action painting œnologique » est vite effacée, nettoyée par une domestique. Il élabore rapidement une autre performance : après avoir lancé ses vêtements sur le sol, il slalome entre eux à toute vitesse.
Ce début de spectacle sans paroles reflète avec pertinence la vanité des activités de la bourgeoisie sous le spectre pasolinien. A la fin des années 1960 puis tout au long des années 1970, Pier Paolo Pasolini observe la bourgeoisie italienne, notamment dans sa pièce Affabulation (1977) puis plus tard à travers son roman Théorème (1978). A ses yeux, elle est immuable, frustrée, désabusée. La compagnie Voix publique, créée en 2011 par Vincent Bonillo, ne propose pas une transcription fidèle. Si le texte de Pasolini a servi de base au travail, d’autres écrits sont venus compléter la réflexion. En fin de parcours, il ne reste que peu d’éléments propres au roman ou au film, le projet étant de décontextualiser l’œuvre pour en souligner les préoccupations toujours actuelles concernant la bourgeoisie, voire le système de manière plus générale. Le récit a ainsi été réduit à l’essentiel. Un jeune homme d’une attirante beauté rend visite à une famille bourgeoise puis part discrètement. Sa visite permettra aux différents membres de se sentir vivants l’espace d’un instant. Son départ les abandonnera à l’insoutenable vacuité de leur vie.
En mars 2015 au théâtre de Vidy, Stanislas Nordey, dans son adaptation d’Affabulation, avait choisi de mettre en exergue le verbe incandescent de l’écrivain, poète et cinéaste italien. Un an plus tard, Vincent Bonillo a pris au contraire le parti de le laisser de côté. L’accent est mis sur les silences. Les mouvements sont lents, les regards droits au public sont appuyés. Les gestes sont le plus souvent précis et parfois se figent. La scénographie minimaliste aux couleurs laiteuses confère une atmosphère aseptisée et insipide qui est en parfaite adéquation avec l’existence de ces êtres déprimés qui peinent à trouver une once de saveur ou une pincée d’intérêt dans leur quotidien.
$.T.O.r.M. présente une famille bourgeoise engluée dans l’attente : l’attente du grand amour chez une adolescente qui se défait peu à peu d’une admiration absolue vouée à son père, l’attente d’un éventuel ravivement de flamme au sein d’un couple qui périclite ou simplement l’attente de la mort, thème récurrent voire obsessionnel chez Pasolini. $.T.O.r.M. : une tempête ? Certainement, et même un ouragan intériorisé qui plonge ses victimes dans le mutisme voire dans la torpeur.