L’Opéra de quat’sous
Mise en scène Joan Mompart / Théâtre Equilibre Nuithonie / du 26 au 27 avril 2016 / Critique par Luc Siegenthaler.
26 avril 2016
Par Luc Siegenthaler
« Gardez-vous bien de jeter la pierre aux opprimés »
Mais qui sont au juste les oppresseurs dans L’Opéra de quat’sous ? M. Peachum ? Mackie ? Brown ?… Ou les spectateurs ?
Créé en 1928, L’Opéra de quat’sous est toujours aussi éclatant. Souhaitant que le spectateur garde un esprit critique face à ce qu’il voit et qu’il ne se sente pas submergé par les émotions, Brecht multiplie dans ses pièces les effets de distanciation, permettant de briser l’illusion théâtrale. La mise en scène de Joan Mompart exploite à merveille ces procédés théâtraux. Adresse au public. Songs aux tonalités diverses tels que le jazz, la fanfare, le cabaret ou l’opéra. Travestissement. Interruption des acteurs avec des pancartes. Discours métathéâtral. Impossible pour le spectateur d’être « sous le charme » des personnages, tant ils sont avant tout des acteurs qui récitent un texte et jouent momentanément un rôle. Tous les dispositifs de distanciation brouillent les frontières. Le spectateur se perd et l’évènement le plus insignifiant devient inhabituel, étrange. Toutes les scènes rappellent sous un angle humoristique le caractère illusoire du théâtre. Lors d’une scène d’amour entre Polly et Mackie, imitant la célèbre scène de Titanic, un acteur intervient avec un ventilateur afin que les cheveux de Polly flottent au vent. Lors des scènes d’action, les policiers forment un pistolet avec leurs mains comme le ferait un enfant. Quant à la scénographie, constituée d’une grande construction métallique pivotante, elle abrite l’orchestre sur sa partie supérieure et fait en même temps office de prison, de bordel, de bureau et d’estrade sur sa partie inférieure. Difficile de savoir où on se situe, si ce n’est au théâtre. Les personnages, eux, sont destitués de toute fonction symbolique. Brown, chef suprême corrompu de la Police de Londres et M. Peachum, chef d’une entreprise de mendiants élaborant de véritables techniques marketing pour susciter la pitié du passant, sont tout aussi misérables et abjects, voire plus, que le bandit et proxénète Mackie qui s’avère être un homme d’affaires comme un autre: « Qui est le plus grand criminel, celui qui vole une banque ou celui qui en fonde une ? », lancera d’ailleurs ce dernier. Le spectacle ébranle constamment les repères du spectateur qui ne sait plus qui croire, à qui s’identifier, à quelles valeurs se raccrocher.
Sous la tonalité humoristique du spectacle se profile en outre une ironie grinçante sur la nature même de la comédie. Alors que Mackie est sur le point de se faire exécuter, les acteurs décident de mettre en place une fin alternative, parce qu’ils « ne sont pas cruels ». Changement de décor et de costumes ! Les acteurs sont maintenant dans la cour royale et un messager du roi s’apprête à accorder la grâce au condamné à mort. Voilà le spectateur rassuré. Pas pour longtemps. Après une « fausse » fin et un début d’applaudissement du public, les acteurs chantent une dernière fois un song, en rappelant au spectateur que « les messagers du roi n’existent pas », et les happy ends non plus. Les systèmes d’exploitation continueront d’exister, créant toujours les mêmes inégalités. On devra toujours se garder de jeter la pierre aux opprimés. En 1928 comme en 2016.
Joan Mompart connaît et maîtrise parfaitement le dynamisme, les retournements, l’humour, l’ironie les idées propres à l’univers brechtien. Peut-être un peu trop. Certains messages anticapitalistes ont perdu leur portée « révolutionnaire » tant ils se sont banalisés. Ils relèvent plus du cliché et ne surprennent guère le spectateur de 2016. Même si « rien n’a changé ».
26 avril 2016
Par Luc Siegenthaler